J’ai retravaillé ce texte qui me tient à coeur, mais qui est difficile à défendre car malheureusement les féminicides sont trop nombreux. Ce texte n’a pas pour objectif de promouvoir quoique ce soit, mais simplement de montrer l’autre côté du miroir. Car dans un monde où tout doit être classé en noir ou blanc, j’aime explorer les zones grises et les personnages imparfaits.
Ruben avançait à grandes enjambées dans les couloirs de la station Arsia tout en espérant que son instinct le conduirait à de la glace. « Arrête de t’inquiéter, tu rempliras ta remorque comme toujours ». Ruben sourit. Angela devinait toujours son état d’esprit et elle avait confiance en lui et en son talent. Sur Mars, l’eau était vitale et les hommes prenaient d’énormes risques pour en rapporter. Le plus souvent, ils travaillaient en équipe de deux ou trois, mais par obligation, Ruben effectuait son métier en solitaire. Il ne se souciait pas du danger. Le pire, il l’avait déjà vécu.
Lorsqu’il pénétra dans le vestiaire jouxtant le sas, il salua les deux ouvriers en train de se changer. Les hommes ne lui répondirent pas, mais chuchotèrent en l’observant à la dérobée. Ruben les ignora et se concentra sur son matériel. Il installa ses sangles afin d’enfiler seul sa tenue pressurisée. Il était devenu bon à ce petit jeu.
Lorsqu’il se trouvait en présence de ses « collègues », Ruben contenait sa colère en repensant aux humiliations subies. Ça ne s’était pas passé ainsi le premier jour.
***
Libéré la veille, il reçut l’autorisation de travailler, à condition qu’il le fasse seul. Étant donné qu’enfiler l’équipement d’exploration nécessitait de l’aide extérieure, il s’adressa aux personnes présentes dans le vestiaire. Celles-ci l’ignorèrent et Ruben patienta en espérant que quelqu’un accepterait. Il attendit avec sa combinaison à moitié mise, sentant sa colère enfler à chaque nouveau refus. Il entendait Angela fulminer : « Ils n’ont plus besoin d’eau ou quoi ? C’est quoi cette attitude passive ? Je t’ai connu bien plus combatif ». Ruben encaissa la pique qui s’ajouta à sa déception. Il se leva furieux, ôta son équipement puis quitta la pièce. Il garda la tête haute, mais serra les dents sous les félicitations moqueuses de la voix qui lui tenait compagnie.
Lorsqu’il arriva chez lui, Ruben se jeta dans son fauteuil puis il saisit les accoudoirs à s’en broyer les mains. Sa tension s’évapora quand Angela lui chuchota : « Ce sont des cons, ne t’en occupe pas. »
— Merci, répondit Ruben ému.
Il se sentit mieux et une résolution se mit à poindre : je ne vais pas laisser ces enfoirés m’humilier encore. Je l’enfilerai tout seul cette combinaison. Ruben décida de retourner dans les vestiaires en pleine nuit et il fêta cette résolution en vidant la bouteille du tord-boyaux martien fabriqué à partir des résidus de broyage des tomates.
Il était tard, lorsqu’il dessaoula suffisamment pour s’entraîner. Dans le local déserté, il testa plusieurs méthodes, mais le poids et l’encombrement du scaphandre rendait la tâche impossible. Après de longues minutes de lutte acharnée contre son matériel, il dut admettre qu’il n’y arrivera pas.
Il rapporta sa combinaison chez lui afin de l’étudier sous tous les angles, puis il se connecta à sa console et se mit à chercher des solutions sur les banques de données martiennes. Après avoir visionné des techniques plus au moins adaptées à sa situation, il trouva une piste prometteuse : se servir de sangles. Il se demanda comment les fixer sans détruire l’étanchéité, puis il se sentit inspiré sur la manière de créer des boucles qu’il pourrait accrocher aux fermetures existantes. Il se mit à dessiner se laissant guider par son instinct et il fut surpris de découvrir la qualité de ses croquis, il ignorait qu’il possédait un tel talent. Il les inséra dans la vieille imprimante 3d qui équipait son domicile et les fabriqua.
Au bout de quelques jours de labeur et d’essais nocturnes, Ruben réussit à s’habiller seul. « Tu es le meilleur quand tu veux, c’est dommage que tu finisses toujours par abîmer tout ce que tu touches. » Sous les paroles cinglantes de la jeune femme, il baissa la tête d’un air coupable.
— Pardon, murmura-t-il tristement.
Le lendemain matin, Ruben retourna dans le vestiaire avec sa tenue modifiée. Il ignora les railleries de ses collègues. Il prenait sa revanche. Impassible, alors qu’il jubilait intérieurement, il fixa les sangles aux boucles ajoutées à sa combinaison. Grâce à elles, il ferma les attaches les unes après les autres. Il lui fallut du temps, mais au fur et à mesure de sa progression, les quolibets se raréfièrent. Ils étaient tous partis, lorsque Ruben pressurisa son équipement et s’approcha du sas. Un sourire lumineux éclaira son visage. Il savourait sa victoire. La première depuis sa sortie de prison.
***
Il avait beau avoir repris son travail depuis six mois, Ruben ressentait toujours de l’émerveillement à la vue du paysage rouge. Comme chaque jour, il se dirigea vers le plus abîmé des rovers en libre-service. Ainsi personne ne pourrait lui reprocher son choix.
Ruben démarra sur les chapeaux de roues et, aidé par la faible gravité, il s’élança dans les pentes abruptes des canyons d’Arsia Mons. « Tu es complètement cinglé ! Si tu veux te foutre en l’air, ce sera sans moi ».
— Reste s’il te plaît Angela, supplia Ruben.
Il ralentit pour montrer sa bonne volonté et en profita pour admirer le ciel bleu acier qui contrastait sublimement avec la roche rouge. La visibilité était parfaite, car le vent agressif qui soulevait le sable était enfin tombé.
Travailler seul sur cette planète inhospitalière était dangereux et, si Ruben rencontrait des difficultés, personne ne viendrait sauf peut-être pour l’achever en toute discrétion. Il avait envisagé de se réfugier dans une autre colonie, mais la faible autonomie des rovers ne permettait pas de rejoindre la plus proche. Ruben était piégé.
À la fin de la journée, lorsque Ruben arriva au quai de déchargement avec sa cargaison. Les blocs sableux débordaient de sa remorque. Les ouvriers qui attendaient avec des récoltes plus modestes lui lancèrent un regard empli de jalousie.
Ruben patienta en leur tournant le dos. « Qu’est-ce que tu comptes faire ce soir ? ».
— Rien. Je suis épuisé.
« Hum, ça veut dire que tu vas traîner sur ton fauteuil en picolant. Tu vaux mieux que ça ! Reprends-toi ».
— Tu ne vas pas te mettre à me saouler dès maintenant.
La nuit tombait et le vent s’était levé. Le sable frappait les casques réduisant la visibilité à peau de chagrin. Le responsable du quai, imperturbable, appela un groupe d’extracteurs qui déposa son butin poussiéreux sur le plateau d’une machine complexe. Un couvercle descendit puis un souffle puissant évacua la saleté, dévoilant une glace d’une couleur bleue translucide. Des sondes vérifièrent la pureté de l’eau.
La pesée actuelle s’effectuerait rapidement, car la récolte semblait maigre. Ruben patientait un peu à l’écart. Lorsque son tour approcha, il remonta dans son rover et se tint prêt à manœuvrer au signal du contremaître. Cependant, celui-ci appela le groupe qui venait tout juste d’arriver. Ruben épuisé et furieux bondit hors du véhicule et fonça vers le responsable tout en activant son interface de communication.
— C’est à moi de passer !
L’homme ignora les protestations de Ruben qui devint agressif.
Les ouvriers présents s’avancèrent, la situation s’envenima. Le contremaître finit par s’interposer et recadra Ruben d’une voix sèche :
— Ça suffit ! Vous viendrez quand je vous le dis et pas avant. Si vous créez un esclandre, je suis en droit de vous confisquer l’intégralité de votre cargaison. Alors, fermez-la et patientez.
Ruben sentit son cœur s’emballer et son poing se crisper.
« Arrête ! Tu es un psychopathe ! Tout se termine toujours dans la violence ! Je ne sais pas pourquoi je reste. »
La tirade d’Angela, la menace de l’homme et le regard des autres eurent raison de sa colère. Il recula sagement tout en se fustigeant pour s’être donné en spectacle.
« Miracle, tu t’es calmé. Quand apprendras-tu à contrôler ? ».
Ruben courba l’échine et, quand vint enfin son tour, il ne protesta pas contre le prix dérisoire proposé. Ce qui lui pesait, c’était la perte de ses illusions. Il resterait le même con qui ne méritait pas de pardon, et le fait qu’il soit le meilleur extracteur d’eau n’influencerait pas l’avis général. La prison ne suffirait pas à faire oublier ses actes. Au sein de cette modeste colonie où tout le monde se connaissait, il demeurerait un paria. Il ne désirait qu’une chose : quitter cet endroit.
Quelques minutes plus tard, Ruben se dirigea vers chez lui. Il écoutait Angela le réprimander vertement pour sa conduite agressive, tout en avançant à pas rapide dans les tunnels métalliques. Il baissait les yeux afin de ne pas croiser le regard des autres passants. Soudain, Angela se tut au milieu d’une phrase. Ruben savait qu’elle agissait ainsi dès qu’un membre de sa famille se trouvait dans les parages. Il observa la foule et reconnut Carla à ses cheveux gris et ras. Un profond découragement le saisit.
Il chercha une échappatoire, mais il n’y avait pas de couloir transversal dans cette section. À moins de rebrousser chemin, il était condamné à croiser cette femme qui le haïssait davantage que les autres. Il accéléra pour se déporter sur le bord du tunnel et se faufila entre deux piétons, espérant passer inaperçu. Malheureusement pour lui, Carla bifurqua et lui fit face. Elle le fusillait de ses yeux clairs tandis que son visage, vieilli prématurément par le deuil, se crispait en une moue méprisante. Ruben se prépara aux attaques qui allaient suivre.
— Tu ne mérites pas de vivre après avoir tué Angela !
Ruben grinça des dents sous le poids des remords.
— Pardon, je suis tellement désolé. Si je pouvais remonter le temps et effacer cette horrible soirée, se défendit-il d’une voix emplie de tristesse.
— Ça ne la ramènera pas ! coupa Carla. Si tu possédais une once de morale, tu irais te jeter de haut des falaises ou tu disparaîtrais au fond d’un cratère. Mais non, tu vis ta vie en me rappelant à chaque instant que le meurtrier d’Angela profite de sa liberté.
Ruben n’arrivait plus à supporter les attaques verbales. Oui, il avait tué Angela et oui c’était un monstre, mais il avait purgé sa peine de prison. La justice l’avait libéré. Il était censé avoir le droit de reprendre le cours de son existence même s’il se subissait le poids de sa culpabilité. Certes, sa victime n’avait pas cette possibilité, et il pouvait comprendre que la famille de la jeune femme le haïsse. Mais la vindicte orchestrée par Marcello qui était le chef de la communauté amenait Ruben à son point de rupture. Sans la présence d’Angela à ses côtés, il aurait certainement déjà mis fin à ses jours.
— Carla, si tu souhaites te débarrasser de moi, demande à ton père d’accepter mon transfert dans une autre colonie.
— Tu plaisantes, tu ne quitteras cet endroit que les pieds devant. Tu ne mérites rien de plus et ne commences pas ton laïus en me disant que tu as payé ta dette, la prison et tout ça. Ici, tout le monde soutient notre famille. Ils te haïssent autant qu’ils adoraient Angela. Elle était merveilleuse et tu l’as…
La voix de Carla se brisa sur les derniers mots. Ses forces l’abandonnèrent. Elle vacilla. Un homme s’avança, il entoura ses épaules d’un bras bienveillant et ils partirent ensemble. Les témoins se dispersèrent.
Lorsque Ruben arriva près de chez lui, la vue du dôme de première génération lui arracha un soupir de soulagement. La loi martienne l’obligeait à loger tous les travailleurs d’Arsia et Marcello avait attribué au meurtrier de sa fille l’habitation la plus décrépie allant même jusqu’à déplacer son précédent occupant dans une construction plus récente.
Ruben disait souvent à Angela que la maison était à son image : laide et abîmée. Il ne pensait pas mériter mieux et il s’était accoutumé aux meubles inconfortables. De toute manière, il ne pouvait pas les remplacer, car personne ne lui en vendrait d’autres. Et en commander dans une autre colonie serait bien trop onéreux. Ses biens se limitaient à ce qu’il fabriquait avec sa vieille imprimante 3d. Son argent il ne l’utilisait que pour manger et se saouler. Heureusement que la gestion de la nourriture et des boissons était informatisée et que personne n’avait songé à le bannir du programme.
Ruben siffla une bière en se balançant légèrement sur son fauteuil bancal.
— Angela ? Parle-moi s’il te plaît… j’ai besoin de toi, appela-t-il sans succès.
Au fond de lui, il donnait raison à Carla. Il s’était conduit de manière indigne et sa culpabilité le rongeait. Ruben se remémora une fois de plus les événements qui avaient détruit sa vie et pris celle d’Angela.
***
Ironiquement, la pire journée de sa vie commença bien. Il trouva un important gisement et reçut une prime pour cela. Avec Angela, ils sortirent fêter son succès et elle consomma plusieurs cocktails, puis elle se mit à danser en tournant sur elle-même. Ruben voyait son corps onduler en rythme, sa robe remontait, dévoilant ses longues jambes. Les hommes présents l’admiraient et Ruben vit rouge.
Il attrapa la jeune femme par le bras pour qu’elle cesse de se donner en spectacle. Au lieu d’obtempérer, elle se colla à lui, voulant qu’il danse avec elle. Elle insistait en lui parlant d’une voix pâteuse. Il refusa. Elle se fâcha et l’insulta. Même si tout le monde appréciait Angela au sein de la colonie, les rares propriétaires de bars ou de discothèques savaient que son couple était toxique et passablement dangereux. Les amants terribles avaient régulièrement cassé des verres ou causé des bagarres. Ce soir-là, ils furent expulsés et se disputèrent durant tout le chemin du retour.
Chez eux, la situation empira. Ruben fila une paire de claques à Angela qui s’écroula sur le fauteuil, avant de se redresser pour contre-attaquer en le frappant de toutes ses forces avec ses poings menus. Plus puissant qu’elle, il la maîtrisa. Teigneuse, elle lui balança des coups de pied. Ce n’était pas leur première bagarre, mais cette fois, il perdit tout contrôle et ses doigts se refermèrent sur le cou gracile de sa compagne. Quand elle perdit conscience, il comprit qu’il risquait de la tuer. Hébété, il desserra son étreinte. Elle s’écroula.
Étendue sur le sol, Angela toussait. Ruben se laissa choir dans son fauteuil, l’alcool l’engourdissait et la fatigue l’emporta. Il fut réveillé par le froid d’une lame posée sur sa gorge.
— Tu me touches encore une fois, et tu meurs, cracha la jeune femme.
Ruben réagit instinctivement et il comprima les tendons d’Angela, la forçant à lâcher son arme. Tout en la maintenant prisonnière avec sa main gauche, il se leva et lui balança une droite dans le visage. Elle tomba et il la bourra de coups de pied.
Il finit par s’arrêter, il haletait tout en observant sa victime. Hypnotisé par sa respiration rauque et bien plus lente que la sienne. Il resta les bras ballants. Incapable d’appeler les secours, et terrassé par la honte, il paniqua en imaginant les conséquences de ses actes. Il pensa à mettre fin à ses jours.
Les minutes défilèrent, il alla ranger le couteau, puis il tamponna les blessures de la jeune femme en la suppliant de reprendre connaissance. Il se haïssait pour avoir tant maltraité celle qu’il aimait. Lorsqu’elle émergea, il se sentit revivre.
Il mêla des excuses, des mots tendres et des reproches, dans une tirade incohérente à laquelle Angela ne répondit pas. Elle se leva avec difficulté puis quitta la demeure d’un pas chancelant.
Ce ne fut que le lendemain lorsque la milice sonna à sa porte qu’il apprit qu’Angela avait succombé à une hémorragie interne.
Ruben s’effondra sous le poids des remords. Quand Marcello s’arrangea pour qu’il soit défendu par le pire avocat martien. Ruben subit son procès et l’annonce de sa condamnation dans un état second.
Durant son incarcération, il entendait Angela l’insulter : « Tu es un monstre ! Comment ai-je pu rester tout ce temps avec toi ? Tu n’es qu’un connard toxique, j’espère que tu vas crever écrasé par un rocher. » Tout d’abord, Ruben crut qu’il s’agissait du fantôme de sa victime et il s’excusait d’une voix chevrotante. Puis son côté rationnel reprenait le dessus, il se trouvait loin d’Amazonis Planitia et de ses chamanes.
Il supposa qu’il perdait la raison et que sa conscience réincarnait Angela pour le punir.
Dans le camp de travail, les manifestations se produisaient au pire moment et mettaient parfois sa vie en danger. Une de ses chutes manqua le précipiter dans le vide. Heureusement, il s’en tira avec seulement une cheville cassée. Il implora son esprit d’arrêter de le harceler et, durant la nuit, il noua ses draps et se pendit.
Il fut sauvé in extremis et la voix qui le hantait devint moins virulente. Au fil des ans, Ruben s’habitua à cette compagnie un peu particulière, cessant de s’interroger sur son origine. Il décida que c’était bien Angela qui murmurait à son oreille, et accepta le fait qu’il puisse être fou.
Ruben purgea l’intégralité de sa peine, soit douze ans. Marcello avait fait échouer toutes ses requêtes de prélibérations. Lorsque le prisonnier apprit que sa demande d’affectation sur Lava était refusée et qu’il retournerait vivre au sein de son ancienne colonie, il s’attendit au pire. Il ne fut pas déçu.
***
Évoquer le passé déprima Ruben qui sentit le besoin d’une troisième bière. La vue du frigo vide lui arracha un soupir de frustration. Le système d’alimentation mettrait trop de temps à le livrer. Il se rendit au Pub O’Reilly. Son entrée ne causa pas d’esclandre, les quelques habitués qui sirotaient leur boisson le fixèrent en silence. Ruben se dirigea vers le bar et s’accouda loin des autres consommateurs. Il attendit que le serveur prenne sa commande. Au bout de quelques minutes, réalisant que l’homme l’ignorait délibérément, Ruben s’impatienta.
— Bonsoir, j’aimerais une bière, s’il te plaît.
— Casse-toi, aboya quelqu’un.
Ruben se retourna et découvrit les visages tendus des clients. Le barman lui dit d’une voix qui ne souffrait d’aucune contradiction :
— Je ne te servirai pas.
À bout de nerfs, Ruben crispa les poings. Sa conduite attira l’attention de l’imposant videur qui s’approcha.
— N’insiste pas. Tu ferais mieux de partir, affirma-t-il d’un ton courtois, mais ferme.
Ruben hésita à obtempérer, mais sa frustration l’emporta.
— Je ne vous demande pas de m’apprécier, ni même de me parler. Je désire simplement prendre une bière, répéta-t-il en détachant les syllabes.
Le barman ordonna :
— Franck, vire-moi ça d’ici.
Celui-ci s’avança vers Ruben en affirmant calmement : « Il vaut mieux que tu t’en ailles. ». Comme pour lui donner raison certains clients se mirent à crier.
La violence des propos déstabilisa le paria et, à bout de forces, il suivit Franck vers la sortie latérale qui débouchait dans un boyau sombre. Le videur s’adossa à la porte, et jaugea Ruben.
— Je viens d’arriver dans cette colonie, et je me demande comment tu as fait pour attirer toute cette haine. Pourquoi rester ? interrogea Franck avec un sourire presque amical. Fais comme moi, mes emmerdes, je les ai abandonnées sur Noachis. Ici, ils ne te toléreront jamais.
— Tu ne me connais vraiment pas ? C’est surprenant. Je vais t’affranchir. Je ne désire rien de plus que me barrer de cet endroit, mais c’est impossible. J’ai tué la fille de Marcello, et jamais je ne partirai d’Arsia vivant. Après la prison, il a fait en sorte que je revienne dans cette colonie qui lui est entièrement dévouée et qui appréciait aussi beaucoup Angela. Ils vont gagner. Je ne tiendrai plus très longtemps, confia Ruben au bout du rouleau.
Franck laissa échapper un sifflement avant de dire.
— Eh ben. Pas facile comme situation. Tu ferais mieux de faire profil bas et d’économiser tes forces.
Ruben, touché par la compréhension du videur, se livra davantage.
— Tu as sans doute raison. Mais au fond de moi, j’admets que je le mérite. Je ne suis pas aussi bienveillant avec moi qu’Angela. Elle a même réussi à me pardonner…
— Comment ça ? Je croyais que tu l’avais tuée.
— Elle est morte et pourtant j’ai l’impression que parfois elle se tient près de moi. Au début, elle déversait sa haine et je pensais qu’elle était le fruit de ma culpabilité. Mais depuis toutes ces années, je ne sais plus.
Franck le regarda surpris et toucha machinalement le pendentif en cristal qu’il portait autour du cou.
— Pourquoi affirmes-tu qu’elle t’a pardonné ?
— Elle me parle beaucoup et une fois elle a admis que nous avons déconné tous les deux. Ce qui ne me dédouane pas du tout, ajouta Ruben en voyant l’air dégoûté de Franck. Mais elle réprouve l’acharnement de sa famille et elle ressent de la compassion pour moi. Parfois, elle me motive, et m’encourage. Elle n’agirait pas ainsi, si elle ne m’avait pas pardonné. Je sens qu’elle me veut du bien, qu’elle aimerait que je m’améliore, mais je n’y arrive pas. Toute la haine que je reçois s’ajoute au dégoût que j’ai pour moi.
— Elle te parle vraiment ? insista Franck avec une moue intéressée.
Ruben regretta de s’être livré à cet inconnu et il s’enfuit sans répondre.
***
Quelques jours plus tard, un huissier frappa à la porte de Ruben pour lui remettre une convocation. Il était sommé de se rendre chez le chef de la communauté à onze heures.
Ruben se demanda ce que Marcello préparait. De sa part, il pouvait s’attendre à tout. Est-ce que la récente altercation avec Carla avait déclenché quelque chose ?
— Angela, que crois-tu qu’il va m’arriver encore ?
Nul ne lui répondit. Ruben secoua la tête pour chasser ses pensées négatives. De toute manière, il serait bientôt fixé. Il alla se préparer dans la salle de bain et observa avec dépit son reflet dans la glace. Il détestait cet homme usé aux yeux cernés et aux traits empâtés.
Arrivé à la maison patronale, Ruben fut escorté auprès de son bourreau. Avant le drame, ils s’appréciaient. Marcello avait fait partie des pionniers, il était respecté pour sa bravoure et son engagement à défendre les intérêts d’Arsia. Les mille habitants savaient qu’ils lui devaient la prospérité de la colonie.
Lorsque Marcello avait perdu son épouse peu après la naissance d’Angela, toute la communauté s’était mobilisée pour l’aider. Pourtant, il s’acquitta de l’éducation de sa fille avec une douceur que personne ne soupçonnait, même si parfois, il s’était montré intraitable avec elle.
Son charisme ne s’était pas terni avec les années. Ses cheveux blancs et ses rides qui ressemblaient à des cicatrices se mariaient bien avec sa silhouette sèche et noueuse.
Ruben fut surpris de découvrir que dans la pièce se tenait également une chamane, aisément reconnaissable à sa longue robe sur laquelle des colifichets étaient cousus. Il s’assit sans poser de question.
— On m’a rapporté que tu prétends que mon Angela t’a pardonné, cracha Marcello d’une voix pleine de dégoût. Tu colportes des mensonges éhontés alors que tu n’es pas digne de prononcer son nom.
Ruben encaissa le coup, le videur du pub s’était joué de lui.
— Heureusement que Mira a accepté de venir depuis Amazonis pour réfuter tes affirmations. Je refuse que tu salisses la mémoire de mon enfant et je le ferai savoir à mon peuple.
Les chamans de cette communauté mystique étaient réputés sur Mars. Ruben avait envisagé de les contacter depuis la prison, mais il n’en avait pas eu les moyens. Il espéra que la médium relayerait les paroles d’Angela. Puis rapidement le doute s’immisça dans son esprit. Était-elle acquise à la vindicte de Marcello ? Irait-elle jusqu’à mentir pour me discréditer ? Ruben songea brièvement à fuir, mais les gardes présents l’en dissuadèrent. La panique le poussa à plaider sa cause.
— Laissez-moi partir. Transférez-moi dans la colonie que vous voudrez, même dans les équipes de terraformation. Je regrette profondément mes actes, mais je n’ai nul moyen de revenir en arrière. Me torturer ainsi n’a pas de sens. Vous prolongez ma souffrance et la vôtre.
— Ne parle pas de ma douleur ! rugit le vieil homme. Tu ne mérites aucune clémence, Angela était une fille merveilleuse et aimée de tous. Tu as pris sa vie et, à présent, tu salis sa mémoire.
Marcello hocha la tête en direction de la chamane. Elle ouvrit sa mallette et plaça des électrodes ornées de fils colorés entre ses longs cheveux tressés, avant de les connecter à un cube lisse et froid posé à même le sol. Puis elle se balança d’avant en arrière tout en psalmodiant d’une voix étrangement rauque.
Soudain, des symboles entrelacés se dessinèrent sur les flancs de la boîte, ils brillaient de plus en plus fort et d’un coup le spectre d’Angela se matérialisa. Ruben, porté par la joie de revoir celle qu’il avait tant aimée, bondit pour toucher la créature éthérée. Les gardes le rassirent de force. Impuissant, Ruben fixait l’apparition, sans se préoccuper des larmes qui s’échappaient de ses yeux.
Angela se tenait devant eux, intacte. Ruben redécouvrit avec émerveillement le grain de beauté sur sa joue, son port de tête altier et ses longs cheveux bruns. Marcello paraissait ému, un sourire éclaira ses traits burinés. La jeune femme s’adressa à son père.
— Laisse-le partir.
Marcello se leva en tremblant, l’incompréhension se lisait sur son visage.
— Comment peux-tu me demander cela ? Il t’a assassinée. J’ai juré de te venger et de veiller sur ta mémoire. Il ne mérite pas de vivre après…
Sa voix se cassa sous l’émotion.
— Je l’ai haï, plus que tu ne pourras jamais le haïr, rétorqua Angela avec conviction. Il possède un faible talent médiumnique, mais suffisant pour m’entendre, alors j’en ai abusé. Pendant son incarcération, je l’insultais durant des nuits entières. J’espérais le pousser à la folie, lui rendre les blessures qu’il m’avait infligées en profitant du fait qu’il ne pouvait pas m’échapper.
Ruben couvait le spectre du regard. Il comprit que depuis toutes ses années, il parlait vraiment à Angela et qu’il n’était pas fou. Le grognement de Marcello le fit revenir à la réalité.
— Où veux-tu en venir, Angela ? interrogea Marcello.
L’étonnement transparaissait dans sa voix.
— Il regrette sincèrement cette horrible soirée et moi aussi. Nous étions stupides, ivres et destructeurs. Il s’est conduit de manière indigne et je suis morte. Rien ne pourra changer cela. Mais l’amour que Carla et toi me portez vous a fait perdre toute objectivité à mon égard. Je ne suis pas la sainte dont tu vantes les qualités. Tu m’idolâtres à tort et je trouve injuste que tu aies monté toute la communauté contre lui malgré le fait qu’il a purgé sa peine de prison. En agissant ainsi tu me venges, certes, mais tu entretiens ta souffrance et celle de Carla. Vous restez bloqués sur moi et vous refusez de reprendre le cours de votre vie. Mon absence devient un gouffre dans lequel je suis également piégée. Je n’en peux plus de toute cette douleur.
Ruben ouvrit la bouche sous l’effet de la surprise. Marcello fusilla Mira du regard, il semblait ne pas comprendre comment sa fille pouvait oser parler comme cela.
— Libère-le, panse tes blessures et laisse-moi passer de l’autre côté, insista le spectre.
Ruben sentit son cœur se gonfler d’espoir.
— J’ai besoin de toi, Angela. Je veux te rejoindre, supplia Ruben.
— Non, trancha l’esprit d’un ton glacial. Tu dois abandonner ton comportement destructeur et t’ancrer dans la réalité.
Elle fit une rapide pause avant de reprendre d’une voix plus douce.
— Si tu meurs maintenant nous allons nous déchirer pour l’éternité. Soigne ton âme et vis ta vie sans moi.
Sur ces derniers mots, Angela se volatilisa. Mira émit un râle, le cube redevint lisse et froid. La séance était terminée.
— Combien ce scélérat vous a payé ? hurla Marcello en s’adressant à la chamane.
Ruben arrondit ses yeux sous l’effet de la surprise tandis que la femme poussa un cri de protestation en lançant un regard choqué à Marcello. Un des gardes s’avança, mais Marcello l’arrêta. Mira ouvrit la bouche pour se défendre. Marcello étudia le visage outré et triste de celle qu’il connaissait de longue date et sa colère retomba. Elle ne l’avait pas trahi. Il percevait sous sa haine pour Ruben le bien-fondé des paroles de sa fille.
— Excuse-moi Mira pour mes accusations déplacées. Je ne m’attendais pas du tout ce que cette séance se déroule comme cela.
— Je comprends Marcello, les esprits sont imprévisibles et je suis navrée de ne pas avoir réussi à t’apporter le réconfort que tu souhaitais.
Marcello acquiesça puis il tourna la tête en direction de Ruben. Il le fixa durant de longues secondes. Ruben soutint son regard tout en retenant son souffle. Mon avenir se joue maintenant.
Le vieil homme pivota vers son ordinateur et effectua quelques opérations. Le silence devenait de plus en plus lourd. Finalement, il s’adressa à Ruben :
— C’est sur Lava 2 que tu souhaitais emménager ?
Ruben acquiesça, plein d’espoir.
— Je choisis de te transférer sur Acidalia pour de la terraformation. Ce n’est pas ce que tu voulais, mais c’est mon unique offre. Tu pars demain.
La sentence prononcée sembla avoir anéanti Marcello, ses épaules s’affaissèrent et c’est d’un geste faible qu’il fit signe à ses gardes de congédier tout le monde.
Une fois dans la rue, Ruben s’adossa à la façade pour reprendre ses esprits. Son cœur battait d’allégresse. Son calvaire était terminé, il allait enfin partir d’ici. Il souhaitait remercier Franck et il se dirigea vers le pub. Il avançait d’un pas léger.
Soudainement, la réalité le cloua sur place. Il ne réagit même pas lorsque le piéton, qui le suivait, le percuta avant de le contourner en l’insultant. Ruben venait de comprendre qu’Angela était passée de l’autre côté et qu’il ne pourrait plus communiquer avec elle. Sonné, il eut l’impression de l’avoir tuée une seconde fois. Son égoïsme et sa grande gueule avaient conduit Marcello à organiser cette confrontation. Ruben gémit. Un éclair de raison le foudroya. Angela l’avait aidé et elle était libérée de son déchirement. À présent, elle reposait en paix et cette acceptation le soulagea. Il releva courageusement le menton. Il trouverait la force de s’améliorer.
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