Ruben, extracteur d’eau et paria

Ce texte a été créé pour répondre au cahier des charges d’un appel à texte de la revue Etherval.

Même s’il n’a pas été retenu, les membres du comité ont apprécié cette nouvelle et m’ont donné quelques pistes d’amélioration.

Je vais très prochainement retravailler ce texte pour le présenter à un nouvel appel à texte.

C’est le moment idéal pour me donner votre avis sur ce que je pourrai améliorer, modifier, étoffer ou au contraire supprimer. Vous pouvez le faire par mail ou en commantant cet article.

Par contre dépêchez-vous car ce texte sera dépublié prochainement. Je me réjouis de découvrir vos avis.

Ruben avançait à grandes enjambées dans les couloirs de la station Arsia 3 tout en révisant mentalement l’itinéraire qu’il avait préparé pour accéder à son gisement de glace. Sur Mars, l’eau était vitale et les hommes prenaient d’énormes risques pour en rapporter. Le plus souvent, ils travaillaient en équipe de deux ou trois, mais par obligation, Ruben effectuait son métier en solitaire. Il ne se souciait pas du danger. Le pire, il l’avait déjà vécu.

Lorsqu’il pénétra dans le vestiaire jouxtant le sas, il salua les deux ouvriers en train de se changer. Les hommes ne lui répondirent pas, mais chuchotèrent en l’observant à la dérobée. Ruben contracta les muscles de son visage et se concentra sur son matériel. Il installa ses sangles afin d’enfiler sa tenue pressurisée. Il était devenu bon à ce petit jeu.

Lorsqu’il se trouvait en présence des autres, Ruben repensait aux humiliations subies durant son premier jour de travail après son retour dans la colonie. En effet, ajuster un équipement d’exploration nécessitait de l’aide extérieure et, quand il chercha à en obtenir, les personnes présentes refusèrent sans prononcer un seul mot. Ils ignorèrent complètement Ruben qui attendit assis sur son banc avec la combinaison à moitié mise, sentant son désespoir croître de minute en minute. Lorsque les ouvriers parièrent sur la durée qu’il resterait ainsi, il se tassa sur son siège et fit appel à tout son courage pour ne pas s’enfuir. Jamais le temps ne lui avait paru aussi long, il retint ses larmes avec difficultés et s’accrocha à sa fierté. Dans sa tête, les réflexions se télescopaient : ne pas craquer ; ne leur donne pas ce qu’ils veulent ; résiste ! Ça finira bien par se calmer ; je suis une merde ; tiens bon bordel !

L’espoir ressurgit, lorsque Lorent, son ancien binôme, arriva. Ruben, tout sourire, le salua d’une voix forte qui exsudait le soulagement. Laurent le toisa puis cria à la cantonade : « Ça pue la charogne ici. Ne le laissez pas sortir, il va nous polluer la planète. ». Ruben, terrassé par tant de haine, avait arraché sa combinaison avant de s’enfuir. Ses larmes trop longtemps retenues jaillirent comme des petits geysers.
De retour chez lui, Ruben se blottit en position fœtale en écoutant Angela lui chuchoter des paroles de réconfort au creux de l’oreille. Cela lui mit du baume au cœur et au bout d’un moment, il se leva, prêt à se ressaisir. Galvanisé par la méchanceté des autres, il élabora un plan qu’il célébra en buvant un tord-boyaux local fabriqué à partir des résidus de broyage des tomates.
Tard dans la nuit, Ruben avait suffisamment dessaoulé pour aller s’entraîner. Après quelques heures de lutte acharnée contre son matériel, il dut se rendre à l’évidence. Il n’arriverait pas à s’habiller sans aide. Il rapporta sa combinaison chez lui afin de l’étudier sous tous les angles. Après d’intenses recherches, et alors qu’il s’apprêtait à abandonner, il trouva la solution : utiliser des sangles. Il fabriqua celles-ci avec la vieille imprimante 3d qui équipait son domicile et continua ses expérimentations nocturnes.

Une fois au point, Ruben retourna dans le vestiaire afin de se confronter à ses collègues qui l’accueillirent par des moqueries. Lorent qui ricanait le plus fort, lui demanda s’il comptait se trémousser souvent devant eux.
Ruben supporta leur méchanceté sans réagir, il tenait sa revanche. Impassible, il sortit les sangles qu’il fixa aux boucles de sa combinaison. Grâce à elles, il ferma les attaches les unes après les autres. Il lui fallut du temps, mais au fur et à mesure de sa progression, les quolibets se raréfièrent. Ils étaient tous partis, lorsque Ruben pressurisa son équipement. Un sourire lumineux éclaira son visage et il esquissa une danse de la joie aussi sommaire que ridicule. Il savourait sa victoire. La première depuis son retour.

Un bruit ramena Ruben dans le présent. Une fois habillé, il se dirigea vers le sas afin de traverser en même temps que deux de ses collègues. Ceux-ci accélérèrent le pas, et à peine entrés, ils lui claquèrent la porte au nez. Ruben, impuissant, subit leur sourire triomphant à travers le hublot. La haine qu’il ressentait pour eux se reporta sur lui, car il s’en voulait de leur donner des raisons de le blesser. Il attendit son tour en se jurant de ne plus commettre la même erreur.

Une fois à l’extérieur, Ruben inspecta soigneusement son vieux rover, criblé d’insultes et de menaces. Jusqu’à présent, ils n’avaient jamais abîmé autre chose que la carrosserie et Ruben se doutait bien pourquoi : il était le meilleur récolteur d’eau.

Ruben démarra sur les chapeaux de roues et, aidé par la faible gravité, il franchit les pentes abruptes des canyons d’Arsia Mons. Une fois au sommet, il ralentit un instant pour admirer le ciel bleu acier qui contrastait sublimement avec la roche rouge. Aujourd’hui, la visibilité était parfaite, car le vent agressif qui soulevait le sable était enfin tombé.

Travailler seul sur cette planète inhospitalière était dangereux et, si Ruben rencontrait des difficultés, personne ne viendrait sauf peut-être pour l’achever en toute discrétion. Il vérifia qu’il n’était pas suivi, car si les autres mettaient la main sur son gisement, ils n’hésiteraient plus à le sacrifier. Heureusement que durant ses expéditions solitaires, il pouvait compter sur la voix cristalline d’Angela pour lui tenir compagnie.
Pourtant au début de son incarcération, elle l’avait persécuté durant des nuits entières et Ruben ne savait pas s’il s’agissait de manifestations de sa culpabilité ou du fantôme d’Angela. À présent, la question n’avait plus d’importance.

* * *

Un peu avant le crépuscule, Ruben, épuisé, arriva au quai de déchargement d’Arsia 3 avec une importante cargaison de glace. Les blocs sableux débordaient de sa remorque. Les ouvriers qui attendaient avec des récoltes plus modestes lui lancèrent un regard empli de jalousie.

La semaine précédente, la cruauté des propos tenus à son égard avait blessé Ruben qui se mit à transpirer abondamment, allant jusqu’à transformer sa combinaison en un sauna portatif en plein froid martien. Depuis il ne branchait plus son communicateur sur la fréquence commune. Leur méchanceté défiait la raison et il préférait s’isoler.

La nuit tombait et le vent s’était levé. Le sable frappait les casques réduisant la visibilité à peau de chagrin. Le responsable du quai, imperturbable, appela un groupe d’extracteurs qui déposa son butin poussiéreux sur le plateau d’une machine complexe. Un couvercle descendit puis un souffle puissant évacua la saleté, dévoilant la glace d’une couleur bleue translucide de toute beauté. Des sondes vérifièrent la pureté de l’eau.
La pesée actuelle s’effectuerait rapidement, car la récolte semblait maigre. Ruben, qui se tenait à l’écart en évitant de montrer un quelconque intérêt à ce qui se tramait, savait que son tour approchait. Il s’installa dans son rover usé prêt à manœuvrer au signal du contremaître. Cependant, celui-ci appela le groupe qui venait tout juste d’arriver. Ruben épuisé et furieux bondit hors du véhicule et fonça vers le responsable tout en activant son interface de communication.

— C’est à moi de passer !
L’homme ignora Ruben qui protestait en gesticulant. Les ouvriers présents s’avancèrent, la situation devint tendue. Le contremaître dut s’interposer.
— Calmez-vous ! Vous viendrez quand je vous le dis et pas avant. Si vous créez un esclandre, je suis en droit de vous confisquer votre cargaison. Vous pouvez vous estimer heureux que je vous accepte, alors fermez-la et patientez.

Ruben sentit son cœur s’emballer et son poing se crisper. L’injustice avait toujours déclenché chez lui des réactions incontrôlées, mais la menace de l’homme et le regard des autres eurent raison de sa colère. Il recula sagement tout en se fustigeant pour s’être donné en spectacle.

Quand vint enfin son tour, Ruben ne protesta même pas contre le prix dérisoire proposé. Ce qui lui pesait, c’était la perte de ses illusions. La qualité de son travail n’influencerait pas l’avis général. Il demeurerait un paria. Il ne désirait qu’une chose : quitter cette colonie. Il s’éloigna de la plate-forme, plus déprimé que jamais.

Ruben se dépêchait de rentrer chez lui. Après cette dure journée, il ne souhaitait que se poser dans son fauteuil et noyer son chagrin. Il se fondait dans le décor et évitait les regards. Lorsque la voix d’Angela qui babillait dans son oreille se tût brutalement, il devina qu’un membre de sa famille se trouvait dans les parages. Il observa la foule et reconnut Carla à ses cheveux gris et ras. Il eut envie de pleurer de dépit.

Ruben chercha une échappatoire. Il n’y avait pas de couloir transversal dans cette section et, à moins de faire demi-tour, il était condamné à croiser cette femme qui le détestait plus encore que les autres. Espérant passer inaperçu, il se déporta sur un bord en accélérant le pas. Carla changea de trajectoire pour se mettre en travers de sa route. Elle se posta face à lui, les bras croisés. Elle le fusillait de ses yeux clairs tandis que son visage, vieilli prématurément par la tristesse, se crispait en une moue méprisante. Ruben culpabilisait de lui avoir causé tant de souffrance. Il se blinda mentalement contre les attaques qui allaient suivre.

— Tu ne mérites pas de vivre après avoir tué Angela !
Ruben courba les épaules sous le poids des remords. Il perdait pied, mais sa fierté le poussa à répondre.
— Si seulement je pouvais remonter le temps et effacer cette horrible soirée.
— Ça ne la ramènera pas ! coupa Carla. Si tu possédais une once de morale, tu irais te jeter de haut des falaises ou tu disparaîtrais au fond d’un trou. Mais non, tu vis ta vie en me rappelant à chaque instant que le meurtrier d’Angela profite de sa liberté.
Ruben, choqué par la virulence des propos, voulut s’enfuir. Cependant, l’esclandre avait attiré les badauds. Pendant un instant, il paniqua. Oseront-ils me lyncher ? Une fois, ils l’avaient bousculé violemment. La milice avait refusé de prendre sa plainte en voyant son coquard. Ils l’avaient même accusé d’avoir provoqué les autres. Ici, Ruben ne se sentait pas en sécurité. Bon sang, si seulement ils validaient mon transfert.
— Carla, si tu souhaites te débarrasser de moi, demande à ton père d’accepter mon changement de colonie.
— Tu plaisantes, tu ne quitteras cet endroit que les pieds devant. Tu ne mérites rien de plus et ne commences pas ton laïus en me disant que tu as payé ta dette, la prison et tout ça. Tu as battu à mort ma petite sœur.
La voix de Carla se brisa sur les derniers mots. Ses forces l’abandonnèrent. Elle vacilla. Un homme s’avança pour la soutenir. Il entoura ses épaules et ils partirent ensemble. Les témoins se dispersèrent. Certains heurtèrent volontairement Ruben en passant.

Quand Ruben arriva près de chez lui, la vue du dôme de première génération lui mit du baume au cœur. Marcello — le père d’Angela et de Carla — était tenu de fournir un toit aux membres de la colonie. Il refourgua au meurtrier de sa fille l’habitation la plus décrépie allant même jusqu’à déplacer son précédent occupant dans une construction plus récente.

Ruben disait parfois à Angela que la maison était à son image : laide et abîmée. Il ne pensait pas mériter mieux et il s’était accoutumé aux meubles inconfortables. De toute manière, il ne pouvait pas les remplacer, car personne ne lui vendrait autre chose. Ses biens se limitaient à ce qu’il fabriquait avec sa vieille imprimante 3d. Son argent il ne l’utilisait que pour manger et se saouler. Heureusement que la gestion de la nourriture et des boissons était informatisée et que personne n’avait songé à le bannir du programme.

Ruben sirotait une bière martienne en se balançant légèrement sur son fauteuil bancal. Soudain, il frappa l’accoudoir de son poing. Au fond de lui, il donnait raison à Carla : il avait tué Angela. Il l’aimait tant qu’il s’était conduit de manière indigne en se montrant jaloux et possessif.

Ruben plongea dans ses souvenirs. La journée avait bien commencé, il avait trouvé un important gisement d’eau. Ils étaient sortis fêter son succès. Angela avait bu plusieurs cocktails, puis elle s’était mise à danser en tournant sur elle-même. Ruben revoyait son corps onduler en rythme. Elle avait passé une robe qu’elle avait dessinée et le plastique tissé brillait. La jupe remontait, dévoilant ses longues jambes. Les hommes présents l’admiraient et Ruben n’avait pas supporté.

Ruben lui avait attrapé le bras pour qu’elle vienne s’asseoir. Au lieu d’obtempérer, elle l’agrippa voulant qu’il danse avec elle. Il refusa, elle se fâcha. Elle l’insultait pointant un doigt accusateur dans sa direction. Ils furent expulsés du bar et Ruben, honteux, revit par flash leur rentrée ponctuée par leurs chutes et leurs engueulades.

Chez eux, la situation empira. Ruben se souvint d’avoir filé une paire de claques à Angela qui s’écroula dans le canapé. Elle se redressa puis contre-attaqua, le frappant de toutes ses forces avec ses petits poings. Plus puissant qu’elle, il emprisonna ses mains. Teigneuse, elle lui balança des coups de pied. Ce n’était pas leur première bagarre, mais cette fois, il péta les plombs. Ses doigts se refermèrent sur le cou gracile de sa compagne. Réalisant qu’il risquait de la tuer, il la lâcha. Elle s’écroula.

Étendue sur le sol, Angela toussait. Ruben se laissa tomber dans son fauteuil encore tremblant de fureur. Au bout d’un moment, elle se releva et se dirigea vers la cuisine. Ruben se détendit un peu. Soudain il sentit le froid d’une lame posée sur sa gorge.

— Tu me touches encore une fois, et tu meurs, cracha la jeune femme.

Ruben prit la menace au sérieux. Il comprima son poignet, la forçant à lâcher son arme. Puis, il la renversa et la roua de coups, perdant tout contrôle. Ce ne fut que lorsqu’elle ne bougea plus, qu’il s’arrêta.
Pétrifié par la honte et la panique, il avait hésité à appeler les secours quand il vit qu’elle demeurait inconsciente. Pourtant, à aucun moment, il n’avait pensé qu’elle risquait de mourir. Il veillait sa victime, hypnotisé par sa respiration rauque. Le temps s’étira. Il rangea le couteau, tamponna les blessures de la jeune femme en la suppliant de reprendre connaissance. Lorsqu’elle émergea, il se sentit revivre. Penaud, il ne savait pas comment agir. Il balbutiait des excuses, des mots d’amour et des reproches. Angela se taisait. Finalement, elle se leva avec difficulté avant de s’enfuir d’un pas chancelant.

Ruben regretta de ne pas l’avoir accompagnée à l’hôpital. Abattu, il passa le reste de la nuit à s’inquiéter et à tenter de la joindre. Jamais elle ne prit ses appels.

Ce ne fut que le lendemain lorsque la milice sonna à sa porte qu’il apprit qu’Angela avait succombé à une hémorragie interne dans un des tunnels proche de son domicile.

Ruben perdit pied. Il pleura, s’automutila, s’incrimina, se défendit. Durant cette période troublée, il fit tout et son contraire. Il suivit son procès et l’annonce de sa condamnation dans un état second.

Ruben fut incarcéré et Angela commença à le persécuter. Ruben crut qu’il s’agissait du fantôme de sa dulcinée et il s’excusait d’une voix chevrotante. Parfois, il se disait que c’était sa conscience qui le punissait et il acceptait placidement les reproches. La folie lui semblait bien douce en regard de ses actes.

À cause des travaux forcés, il mettait sa vie en danger pour extraire des minéraux alors que les manifestations se produisaient au pire moment. Elles le firent trébucher et il se brisa la cheville en tombant. À l’infirmerie, Angela prenait un malin plaisir à lui crier dessus quand le médecin lui parlait. Ruben troublé bafouillait, et devenait incohérent. Quand il se retrouva seul, il implora sa conscience de cesser de le punir en lui rappelant la femme qu’il avait aimée et détruite. Son état mental empira et durant la nuit il mordit dans la chair tendre de ses poignets afin de mettre fin à ses jours.

Il fut sauvé in extremis. La voix sembla soulagée qu’il survive et devint moins virulente. Peu à peu, une forme de dialogue se tissa avant de s’intensifier durant les années qui suivirent. Ruben s’habitua à cette compagnie un peu particulière, cessant de s’interroger sur son origine.

À l’issue de sa peine de douze ans, Ruben apprit que sa demande de mutation sur Lava 2 était refusée et qu’après sa libération il retournerait vivre au sein de son ancienne colonie. Surpris, il s’attendait à un mauvais accueil, car il avait tué la fille de Marcello, le chef. À son arrivée, il découvrit que ses craintes étaient fondées.

Évoquer le passé déprima Ruben qui sentit le besoin d’une troisième bière. La vue du frigo vide lui arracha un soupir de frustration et, dépité, il sortit chercher à boire.

Dans le Pub O’Reilly situé au secteur C, quelques habitués sirotaient leur chopine. Ruben se hissa sur un tabouret et attendit que le serveur vienne prendre sa commande. Au bout de quelques minutes, réalisant que l’homme l’ignorait délibérément, Ruben s’impatienta.

— Hé ! J’aimerais une bière, s’il te plaît, héla Ruben d’un air faussement enjoué.
— Casse-toi tout de suite, railla quelqu’un dans son dos.
Ruben se retourna et vit les visages goguenards des autres clients. Le barman lui parla d’une voix qui ne souffrait aucune contradiction :
— Je ne te servirai pas. Tire-toi avant qu’on t’apprenne à voler.
À bout de nerfs, Ruben crispa les poings. Sa conduite attira l’attention de l’imposant videur qui s’exprima d’un ton courtois, mais ferme.
— N’insiste pas, je te conseille de partir.
Ruben hésita à coopérer, mais sa frustration l’emporta.
— Je ne vous demande pas de m’apprécier, ni même de me parler. Je désire simplement prendre une bière, répéta-t-il en détachant les syllabes.
Le barman ordonna :
— Franck, vire-moi ça d’ici.
Celui-ci s’avança vers Ruben en disant calmement : « Il vaut mieux que tu t’en ailles. ». Comme pour lui donner raison les autres types se mirent à manifester bruyamment leur colère.
— Barre-toi !
— Suicide-toi !

La violence des propos heurta Ruben et subitement l’idée de la mort lui sembla presque attirante. Placidement, il laissa Franck le conduire vers la sortie latérale qui débouchait dans un boyau sombre. Une fois dehors, l’homme s’adossa à la porte, jaugeant Ruben qui était trop gêné pour soutenir son regard.

— Pourquoi ne quittes-tu pas cette station ? interrogea le videur avec un sourire presque amical. Tu devrais agir, fais comme moi, prends un nouveau départ. Mon passé, je l’ai laissé sur Arsia 6. Ici, ils ne te toléreront jamais.
— Je ne demande qu’à déménager, mais c’est impossible. J’ai tué la fille de Marcello et il se venge. Chaque jour, je reçois des menaces. Rien que la semaine dernière, quelqu’un a accroché une corde de pendu à ma porte. À force de me dire de me suicider et de me harceler de la sorte, ils vont gagner. Je ne tiendrai plus très longtemps comme ça, se confia Ruben ému.
Franck esquissa un geste d’encouragement.
— J’ai commis un crime horrible sur la personne que j’aimais. Je m’en veux terriblement. À présent, elle m’a pardonné, mais c’est bien la seule apparemment.
— Comment ça, elle t’a pardonné ? Lui as-tu parlé ? Je croyais que tu l’avais tuée, répliqua Franck.
— Elle est morte et pourtant j’ai l’impression qu’elle se trouve près de moi en permanence. Au début, je la voyais et elle m’insultait en me montrant ses blessures. Elle me hantait, et moi je pensais qu’elle était le fruit de ma culpabilité. Mais depuis toutes ces années, je ne sais plus.
— Pourquoi affirmes-tu qu’elle t’a pardonné ?
— Elle m’a dit qu’elle réprouvait la conduite de sa famille, c’est pour cela qu’elle me soutient et me motive. Mais ça ne me suffit plus, je perds pied.
Ruben vit Franck esquisser une moue étonnée et ne voulant pas passer pour un fou, il s’enfuit à peine sa phrase terminée.

***

Tôt, le lendemain matin un huissier frappa à la porte de Ruben pour lui remettre une convocation. Il était sommé de se rendre chez le chef de la colonie à onze heures.

Ruben se demanda ce que Marcello préparait. De sa part, il pouvait s’attendre à tout. Est-ce que l’altercation de la veille avec Clara avait déclenché quelque chose  ? Ruben craignait cette famille et son patriarche en particulier. Marcello se prenait pour un justicier et au mépris de la loi, qu’il représentait, il avait monté toute la communauté contre lui. Pourtant, autrefois ils se respectaient. Marcello faisait partie des premiers colons. Il avait perdu sa femme peu après la naissance d’Angela et il avait élevé sa fille avec rudesse et amour.

Ruben secoua la tête pour chasser ses pensées négatives. Il serait fixé dans quelques minutes. Il se rendit dans la salle de bain et se regarda dans la glace en se préparant. Il vit un homme marqué avec des yeux cernés et des traits empâtés. Sa bouche plissait un peu, formant un rictus amer. Sa dépression empira et il sortit d’un pas lourd.

Arrivé à la maison patronale, Ruben fut escorté auprès de Marcello. Il observa son ennemi aux cheveux blancs et aux rides qui ressemblaient à des cicatrices. L’impression de force qu’il dégageait ne s’était pas ternie, et sa silhouette semblait toujours aussi sèche et noueuse. Marcello était accompagné d’une femme vêtue d’une longue robe sur laquelle des colifichets étaient cousus. Ruben fut surpris par la présence de la chamane, mais captant l’impatience dans les yeux de Marcello, il s’assit sans poser de questions.

— J’ai eu ouï dire que tu prétends que mon Angela t’a pardonné. Tu colportes des mensonges éhontés alors que tu n’es pas digne de prononcer son nom. Heureusement, Mira prouvera que tu racontes des énormités et je t’accuserai publiquement. Je refuse que tu salisses la mémoire de mon enfant.
Ruben encaissa le coup, le videur du pub s’était joué de lui. Irrité de s’être trompé sur les intentions de l’homme, Ruben tempêtait intérieurement. « Que la chamane tente de parler à Angela, si ça lui fait plaisir. » Il pressentait que Marcello lui avait tendu un piège. Il hésita avant de plaider sa cause.
— Laissez-moi quitter la colonie. Transférez-moi dans celle que vous voudrez. Je suis même disposé à rejoindre les équipes de terraformation. Je regrette profondément mes actes, mais je n’ai nul moyen de revenir en arrière. Me torturer ainsi n’a pas de sens. Vous prolongez ma souffrance et la vôtre.
— Ne parle pas de ma douleur ! rugit le vieil homme. Que la séance débute.

Ruben songea brièvement à fuir, mais les gardes présents l’en dissuadèrent. La femme ouvrit sa mallette et plaça des électrodes ornées de fils colorés entre ses longs cheveux tressés. Elle les connecta à un cube lisse et froid posé sur le sol. Elle se balançait d’avant en arrière tout en psalmodiant d’une voix étrangement rauque. Ruben réprima un sourire. Qu’espéraient-ils prouver avec ce simulacre ?

Soudain, des symboles entrelacés se dessinèrent sur les flancs de la boîte, ils luirent de plus en plus et d’un coup Angela se matérialisa. Ruben, choqué, bondit pour toucher la créature éthérée. Les gardes le retinrent et le rassirent de force. Impuissant, Ruben fixait l’apparition, essuyant brutalement les larmes qui troublaient sa vision.

La chamane semblait évanouie sur sa chaise, les yeux révulsés. Son cerveau alimentait la projection grâce aux électrodes qui sortaient de son crâne et Angela se tenait devant eux, belle comme un cœur. Ruben redécouvrit avec émerveillement le grain de beauté sur sa joue, son visage altier et ses longs cheveux bruns. La jeune femme regarda son ex-compagnon avant de s’adresser à son père.
— Laisse-le partir.
Marcello se leva en tremblant, ses traits s’adoucirent de manière stupéfiante.
— Je t’aime Angela, je ne peux pas renoncer à punir ton meurtrier. Je te venge et je préserve ta mémoire. Je n’aurais de cesse de le persécuter, il ne mérite pas de vivre après… Sa voix se cassa sous l’émotion et il reprit avec difficulté. Il t’a assassinée. Comment peux-tu te montrer si magnanime avec lui ?
— Je l’ai haï, plus que tu ne pourras jamais le haïr. Je l’ai terrorisé et lors de son incarcération, je l’insultais durant des nuits entières. Je désirais le pousser à la folie, lui rendre les blessures qu’il m’avait infligées en profitant du fait qu’il ne pouvait pas m’échapper à cause de son don médiumnique.
— Où veux-tu en venir ?
— Il regrette sincèrement cette horrible soirée. Nous avions bu, et c’est arrivé. Je suis morte, et rien ne me ramènera. Je l’ai méprisé, mais à présent, je trouve qu’il a assez souffert.
Ruben ouvrit la bouche sous l’effet de la surprise. Marcello sembla dérouté par Angela qui plaidait la cause de son meurtrier. Ruben sentit son cœur se gonfler d’espoir.
— Père, je suis touchée que Carla et toi teniez à me venger, mais ce n’est plus nécessaire. Libérez-le, pansez vos blessures et laissez-moi passer de l’autre côté.
— J’ai besoin de toi, Angela. Je veux te rejoindre, bégaya Ruben.
L’apparition fusilla Ruben du regard.
— Tu vas continuer et ne pas abdiquer. Si tu meurs maintenant nous allons nous déchirer pour l’éternité. Soigne ton âme et vis ta vie.
Sur ces derniers mots, Angela se volatilisa. La chamane poussa un râle, le cube redevint lisse et froid. La séance était terminée.
Sous le choc, Marcello fixa Ruben durant de longues secondes. Puis il tapa sur son clavier avant de vérifier :
— C’est sur Lava 2 que tu souhaitais emménager ?
Ruben acquiesça, plein d’espoir.
— Je choisis de te transférer sur la base Équateur 12 dans une équipe de terraformation. Ce n’est pas ce que tu voulais, mais c’est mon unique offre. Tu pars demain.

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