Vestiges – pour défi Fnac

J’ai retravaillé ce texte créé il y a quelques années et qui me semble parfait pour le défi Fnac souvenirs ensanglantés.

Je ne quittais pas des yeux la silhouette lourdement équipée de mon guide. Je respirais lentement, comme il me l’avait appris, afin de ne pas embrumer mon masque filtrant. Le capteur de radioactivité suspendu à ma poche aimantait mon regard et j’appréhendais de le voir se teinter de noir.

Pourquoi ai-je décidé de faire ce voyage au péril de ma vie ? Certes, mon matériel photo accroché dans mon dos sert de prétexte plus qu’acceptable, mais ai-je envie de mitrailler les ruines de mon domicile ? Qu’est-ce que j’espère y trouver ? Les vestiges des jours heureux ?

Mon ancien quartier est envahi par la végétation, des maisons sont  à moitié effondrée. Entre deux inspirations bruyantes, j’ai l’impression de percevoir des craquements. Est-ce des rats, ou des animaux mutants affamés. La peur me fait haleter. Pour me calmer, je me concentre sur mon objectif. Arriverais-je à accéder à mon bureau ? Je tords le cou, pour essayer d’apercevoir la silhouette de mon ancienne demeure. De merveilleux souvenirs affluent : nos repas pris sur la terrasse, les montagnes majestueuses qui plongeaient dans la vallée de l’Arve. Aujourd’hui, la végétation les dissimule, j’ai le sentiment de m’enfoncer dans une jungle terrifiante et mortelle.

 Mon guide s’arrête brusquement. Je manque le percuter. Il m’indique quelque chose… les mots sont étouffés par le masque, mais j’ai compris. Je lève les yeux.  

La maison se dresse devant moi. Les fenêtres sont cassées, les portes de garage rouillées et les balcons de bois ont disparu. Les branches du catalpa ont traversé le toit. Mon foyer autrefois si accueillant me semble terrifiant et je me demande ce que je vais trouver à l’intérieur. Mon guide dégage les derniers éclats de verre d’une baie vitrée et nous entrons. De gros insectes détalent à notre arrivée. Le carrelage que nous avons mis tant d’heures à choisir est recouvert par des feuilles et les canapés sont si pourris qu’ils sont effondrés. Je gravis lentement l’escalier glissant qui conduit à l’étage. Les ténèbres envahissent la maison et je redoute de me faire attaquer par un monstre. Mon imagination déborde et la peur me gagne, aussi envahissante que la mousse. Vais-je retrouver mes écrits que j’avais soigneusement rangés dans un tiroir. Les trouverais-je intacts ou auront-ils servi de nid à mulots ?

J’arrive enfin à l’étage. Quelque chose me frôle le visage. Je bondis en arrière. Qu’est-ce ? Une chauve-souris ? J’ai envie de détaler, mais de manière surprenante, je me rends dans mon ancienne chambre. Je veux revoir les montagnes ! La vision de mon lit m’arrache des larmes.

Les draps sont tachés de noir. Serait-ce des traces de sang séché ? Je me précipite. Tristan ! Serait-il mort ici ? Je n’avais jamais imaginé cette éventualité. Mes yeux débordent tandis que je m’approche et allume la torche que je n’avais pas utilisée afin d’économiser la batterie. Le trait de lumière ne révèle pas de cadavre putréfié, mais fait fuir des cafards aussi grands que ma main. J’observe les draps maculés d’un mélange de moisissure et de crasse marron qui ressemble à une diarrhée malsaine.

Je recule, dégoûtée et soulagée à la fois. J’ai l’impression d’étouffer et je meurs d’envie de sortir sur le balcon. Des plantes entravent ma progression. Je lutte. Je veux revoir le Môle ! Je me remémore sa difficile ascension. À l’époque, je n’étais pas une grande sportive… Les camps ont absorbé ma graisse pour la transformer en musculature dure et sèche. L’absence de mon époux a fait de même avec mon cœur. Je rebrousse chemin et détourne mes yeux du lit qui me paraît obscène. Tristan me manque insupportablement.

Je n’ai que peu de temps, il faut impérativement que je me ressaisisse. Je vérifie mon badge, j’ai le sentiment qu’il a foncé, cela me rappelle l’urgence et je me précipite dans mon antre. Mon ordinateur gît au sol. Le tableau, représentant un hangar abandonné, est étonnamment toujours accroché au mur et plus à sa place que jamais. Les tiroirs sont dévorés par la rouille. Je n’arrive pas à ouvrir celui du bas, je tire aussi fort que je le peux. Le mécanisme cède et des papiers s’échappent et tombent sur le sol moisi. Ils semblent tellement fragiles que je les manipule avec précaution, de peur qu’ils ne se déchirent sous mes doigts avides. Quelques mots attrapent mon regard : l’histoire cruelle d’un prédateur ; la fiche d’un de mes personnages. J’ai pu passer d’innombrables heures à imaginer leur destin à créer des mondes futuristes et sombres. La réalité a dépassé la plus noire des fictions.

Suis-je prête à retourner dans le camp ? Supporterais-je encore de me confronter aux cancers et aux malformations qui déciment beaucoup d’entre nous. Et si je restais ici, parmi mes souvenirs ? Rien à manger, rien à boire, mais tant à revivre.

Je sursaute en apercevant mon guide, il a ouvert un grand sac qu’il me tend en disant :

—  Dix minutes.

Mon cœur se serre, les larmes envahissent mon masque, troublant ma vision. J’observe, atterrée, les papiers et je m’empare de mon appareil photo, je le sors, vérifie la batterie chargée clandestinement. Soudain je ricane devant la vacuité de mon geste et le range bien décidée à le revendre. Le trajet du retour sera long et difficile. Nous marcherons durant des heures, alors je me résous à ne prendre que les textes encore lisibles et l’album de mon mariage que je n’ai même pas ouvert. Je ne sais pas si j’aurai la force de le feuilleter, de revoir ma famille, mes amis et toutes ces personnes dont j’ai perdu la trace, après l’explosion.

Mes doigts tremblent. Je m’empare referme le sac, lorsque je remarque que mon badge a viré au noir. Mon guide me prend le bras et me force à sortir de la maison. Je ne reviendrai plus. Je pars trébuchant à chaque pas, car je suis aveuglée par mes larmes.

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