Une si bonne mère

Je vous propose ce texte qui a été écrit pour répondre à un appel à texte sur le thème Beurk.

Malheureusement, il n’a pas été jugé suffisamment dans le thème pour être retenu. Mais j’ai le plaisir de partager avec vous cette version.

Au sein d’un quartier noyé dans la verdure, Edrulak déposait du marc de café au pied des salades afin de les protéger des limaces. Une fois la tâche accomplie, il s’accorda quelques instants de pause pour admirer son potager qui avait remporté un prix lors de la traditionnelle fête des récoltes.

Alors qu’il s’apprêtait à cueillir une laitue, son attention fut détournée par sa fille, Zola, qui s’amusait un peu plus loin. Elle lui tournait le dos et semblait absorbée par quelque chose. D’humeur taquine, Edrulak préleva une fane de carotte, puis s’approcha silencieusement. Cela faisait de longs mois qu’ils n’avaient plus joué à se faire peur, car, depuis ses douze ans, elle s’estimait trop grande pour cela.

Il avançait en catimini, lorsque quelque chose dans son attitude le troubla. Elle baissait la tête à intervalles réguliers et il se demanda ce qu’elle tramait. Il modifia sa trajectoire afin de l’observer et découvrit qu’elle mangeait quelque chose avec avidité. Du sang maculait ses doigts, sa main était plaquée contre sa bouche et elle semblait en aspirer le contenu. Il regarda mieux et vit une queue écailleuse dépasser. Elle était en train de dévorer un lézard ! Les poils de la nuque d’Edrulak se hérissèrent de dégoût. Ce n’est pas possible ! Il fondit sur elle.

Dans la cuisine lumineuse, qui possédait la forme arrondie caractéristique des maisons bulles, Arielle remuait le dal de lentilles qui cuisait lentement. Elle huma l’odeur et goûta le plat. Tandis qu’elle s’apprêtait à rajouter du cumin, elle fut interrompue par les sanglots de Zola. Son père le visage fermé la tirait fermement par le bras.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Arielle.

Edrulak lâcha Zola et lui ordonna :

— Va immédiatement te laver.

Zola se précipita dans la salle d’eau. Arielle n’avait encore jamais vu son mari aussi fâché.

— Elle était en train de manger un lézard, rugit celui-ci en esquissant une moue de dégoût.

Arielle poussa un hoquet de surprise. Son teint laiteux de rousse et sa timidité naturelle ne lui permettaient guère de cacher sa gêne.

— Oui, tu as bien entendu ! Je l’ai attrapée sur le fait. C’est atroce. Je me demande ce que nous avons raté dans son éducation pour qu’elle se conduise de la sorte.

Edrulak soupira avant de reprendre :

— Je vois encore ses lèvres posées sur le corps de l’animal.

— Je suis désolée ! gémit Zola qui était revenue.

Elle semblait désespérée, les larmes ruisselaient sur son visage.

— Tu ne l’as pas dévoré vivant, au moins ? bégaya Arielle.

Elle ne comprenait pas comment son adorable fille pouvait se montrer cruelle au point de manger un animal. À son âge, elle devrait mesurer la gravité de ses actes. Arielle se demanda ce qu’il adviendrait de leur réputation, si cela se savait.

— Non, je l’ai tué d’abord.

Son père déploya un effort colossal pour garder un semblant de contrôle.

— Explique-moi comment tu passes de : « je regarde un lézard » à « je mange le lézard ».

Les pleurs de Zola redoublèrent, ce qui énerva davantage Edrulak qui lui ordonna d’aller dans sa chambre relire le livre de la connaissance et tout particulièrement le chapitre qui traite des animaux non humains.

Zola s’exécuta la tête basse et, normalement, Arielle aurait eu pitié d’elle, mais pour l’instant elle avait le sentiment que sa fille adoptive était souillée.

***

Zola se jeta sur son lit et sanglota durant de longues minutes. Elle enfonçait sa tête dans l’oreiller et hurlait sa honte et sa tristesse. « Pourquoi les adultes pensent-ils toujours avoir raison ? » Peu à peu, son désespoir se mua en exaspération. Elle toucha machinalement la plaque de peau à vif à la base de sa nuque. Elle ne supportait plus de cacher ses plaies. Lorsque sa mère les voyait, elle appliquait cet onguent puant qui ne la soulageait même pas. Le sang des lézards ou des petits rongeurs l’aidait, tout comme leur viande, mais elle la trouvait trop caoutchouteuse. Zola ne comprenait pas la fureur de ses parents. Pourquoi devait-elle souffrir, alors qu’elle pouvait se sentir mieux en utilisant un animal qui ne vivait, de toute manière, pas longtemps ? Des souvenirs de l’orphelinat lui remontèrent en mémoire. Elle repensa aux conseils prodigués par Sergueï, l’aîné, qui traitait les végans de bouffeurs de graines. Il prétendait avoir connu des enfants qui avaient été ramenés par leurs parents adoptifs au bout de quelques années, à cause de la maladie. Il affirmait que s’ils avaient mangé de la viande, ils auraient été en meilleure santé. Il se vantait de savoir chasser. À l’époque, Zola ne croyait pas qu’il disait la vérité.

Son esprit dériva et elle revit, l’arrière-cour boueuse. Elle se rappela ses habits usés, le froid qui la transperçait, et les repas frugaux composés d’un petit bol de soupe grasse, accompagnée de pain noir.

Zola se dit bravement que sa vie s’était améliorée. Ses parents l’aimaient, du moins tant qu’elle suivait leurs règles. Si le prix à payer, pour rester dans ce foyer, s’élevait à supporter ses blessures et cet horrible onguent, elle s’en accommoderait. Elle ressentait le besoin impérieux de se blottir dans les bras réconfortants de sa mère, mais elle n’osait pas sortir de sa chambre. Elle finit par s’endormir épuisée par toutes ses émotions.

***

Dans la cuisine, Arielle tentait de rationaliser ce qui venait de se passer en verbalisant ses pensées.

— Nous ne savons pas ce que Zola a enduré avant, en Ukraine. Souviens-toi quand nous sommes allés la chercher : les maisons rudimentaires, les animaux dans des cages, les décharges à ciel ouvert.

— Mais ça fait quand même trois ans que Zola vit avec nous. Je pensais qu’elle s’était acclimatée, répondit Edrulak.

— Elle a beaucoup progressé, rappelle-toi comme elle était timide.

Son père se détend à cette évocation. Un sourire naît sur ses lèvres ourlées.

— Nous avions peur qu’elle trouve sa chambre trop petite, et quand nous la lui avons montrée, elle avait demandé à combien ils dormiraient dedans, ajoute-t-il un peu radouci.

— Exactement. Notre fille a mal démarré dans la vie, mais elle est vive et intelligente. Nous devons l’aider à comprendre l’horreur de son acte. Je parlerai avec elle.

— Il faudra quand même la punir. Imagine que quelqu’un d’autre l’ait surprise.

— Ce n’est encore qu’une enfant. Elle ne risque rien. Surtout, si nous mettons tout en œuvre pour que ça ne se reproduise plus !

***

Deux semaines plus tard, l’incident du lézard s’était estompé des mémoires. Arielle avait sermonné Zola qui avait exprimé un repentir sincère et le sujet ne fut plus évoqué. Alors que Zola participait à la préparation du repas, Arielle regarda tendrement sa fille et son œil fut attiré par une rougeur qui dépassait de l’encolure de son t-shirt. Elle souleva le tissu pour mieux observer. Près de l’épaule, la peau était à vif sur deux centimètres tandis que, autour, des sortes de cloques purulentes semblaient sur le point d’exploser.

— Oh ma puce, je vais t’appliquer de l’onguent, proposa Arielle.

— Tu sais qu’on mangeait de la viande à l’orphelinat.

Arielle regarda Zola avec horreur.

— Les zones contaminées possèdent leurs propres règles, affirma-t-elle en réprimant un frisson.

— Mais pourquoi ?

— Il y a très longtemps, toute une partie de la planète a été touchée par une explosion. Les populations ont été irradiées. Par sécurité, les territoires ont été fermés, livrant les habitants à eux-mêmes. C’était l’anarchie là-bas tandis qu’ailleurs, l’éveil des consciences, envers les animaux et la nature, s’est produit.

— Pourquoi êtes-vous venus pour m’adopter si c’est si horrible ?

— Euh… Ton père et moi préférions offrir un foyer à un enfant qui en avait besoin. Nous avons entrepris les démarches, et tu connais la suite, ajoute malicieusement Arielle.

Elle se rappela avoir fondu en découvrant les grands yeux noisette et les taches de rousseur qui donnaient à Zola un air espiègle.

— Explique-moi ton geste d’il y a deux semaines. Comment en es-tu arrivée là ? demanda Arielle.

— Quand je le fais, mes boutons partent et ça brûle moins.

— Ne mens pas !

— C’est la vérité. C’est Sergueï qui m’a montré comment faire. Je te le jure, ça m’aide vraiment.

Arielle fut déstabilisée par cet aveu surprenant.

— Qui est ce Sergueï et que t’a-t-il dit exactement ?

Zola lui raconta tout. Cela décontenança Arielle qui s’interrogea sur la véracité des propos de sa fille. Elle devait en apprendre plus.

— Comment procèdes-tu ?

— J’attrape des petits animaux pour boire leur sang, la viande crue c’est trop dégueu. Une fois, j’ai tenté de manger une cuisse d’écureuil, mais c’était caoutchouteux. Je n’arrivais pas à mâcher alors j’ai essayé un autre morceau dans le ventre et j’ai eu un goût abominable dans la bouche, c’était comme….

— N’en dis pas plus, ordonna Arielle au bord de l’évanouissement.

— Pardon. Mais je te promets que ça m’aide quand j’ai mal.

Arielle lutta pour chasser les images atroces qui lui venaient en tête. Elle se souvint qu’avant l’épisode du lézard, la petite allait effectivement mieux.

— Je ne vois pas comment la viande pourrait résoudre tes problèmes de peau. Je pense que ça fonctionne uniquement parce que tu y crois.

Arielle dissimula son malaise en faisant griller les cacahuètes, l’arôme qui se dégageait n’arrivait pas à lui ôter le sentiment qu’elle avait contaminé son plat avec cette discussion. Elle se promit de ne plus jamais aborder ce genre de sujet lors de la préparation des repas.

— Et maintenant, voudrais-tu recommencer ?

— Oui. Mais je ne le ferai pas, car j’ai peur que tu me détestes, avoua Zola d’une toute petite voix.

Arielle, émue, la serra dans ses bras avant de l’emmener dans la salle de bain pour appliquer l’onguent. Zola gémissait en protestant que cela ne servait à rien. Arielle retint ses larmes quand elle découvrit que les lésions s’étendaient bien plus qu’elle ne le pensait.

Peu après, Edrulak rentra et leur annonça que Deidre venait de mourir.

— Oh, non ! Elle était si gentille, s’exclama Arielle. Que lui est-il arrivé ?

— Un arrêt cardiaque alors qu’elle dînait chez son frère, Yul.

Arielle connaissait peu ce dernier, en dehors de son rôle de chef du conseil. Il s’était installé dans leur communauté après avoir pris sa retraite et remis le cabinet de médecin qu’il possédait en ville. C’était un homme secret qui ne parlait jamais de son passé. Certains villageois prétendaient qu’il avait perdu sa femme et son fils des années auparavant.

— C’était subi et il n’a pas réussi à la réanimer, ajouta Edrulak. La cérémonie d’adieu est mercredi et j’aimerais qu’on lui apporte notre soutien.

— Je préfère que Zola n’assiste pas à cela.

— Tout le monde viendra, y compris des enfants plus jeunes qu’elle. Yul est très respecté et je veux que nous honorions sa sœur, trancha Edrulak.

* * *

Le mercredi en début d’après-midi, ce fut sous un soleil indécent qu’Arielle, Zola et Edrulak empruntèrent la rue Hobbit, puis ils traversèrent la partie la plus ancienne du village pour atteindre la grande place qui était bondée. Ils saluèrent brièvement quelques connaissances avant de se diriger vers la salle.

Yul se tenait près de la porte pour recevoir les condoléances.

— Respect et compassion, déclara Edrulak en lui donnant une accolade.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit… commença Arielle.

Le retraité acquiesça avant de poser son regard sur Zola. Son visage s’éclaira et il se pencha vers elle.

— Bonjour jeune fille, c’est gentil d’être venue.

Zola intimidée rougit et gratta nerveusement son bras malade. Yul loucha dessus et s’apprêtait à dire quelque chose, lorsqu’il fut interrompu par l’épicier qui voulait lui présenter ses condoléances.

Quelques minutes plus tard, la cérémonie débuta. Toutes les personnes souhaitant partager une anecdote sur la défunte étaient invitées à prendre la parole. L’assemblée effectuait son deuil en évoquant les moments passés. Yul se tamponna les yeux à plusieurs reprises.

À l’issue de la commémoration, les participants se rendirent dans la salle adjacente et Zola se dirigea vers le buffet. Arielle rejoignit sa fille. Elle était plantée devant un plateau et s’empiffrait de fines lamelles brunes qui dégageaient une odeur fumée un peu douceâtre.

— C’est bon. Qu’est-ce que c’est ? s’exclama Zola entre deux bouchées.

Arielle hésita, un instant, avant de répondre.

— C’est un cadeau de Deidre et de Yul pour ses invités. Tu as suffisamment mangé. Va jouer dehors avec les autres enfants !

Dès que Zola tourna les talons, Arielle fendit la foule en direction d’Edrulak afin de lui demander s’il fallait expliquer la coutume du don à Zola.

— Non, pourquoi ? répondit-il surpris.

— Elle a mangé la chair de Deidre et si je n’étais pas intervenue, elle terminait le plateau.

— Deidre a fait cadeau de son corps à Yul qui a décidé de nous en servir. Zola a aimé. Pas besoin d’en faire tout un plat. Si elle demande ce que c’est, on lui dira. Mais je pense qu’elle risquerait de ne pas comprendre et je te rappelle qu’elle a avalé des choses bien plus exotiques.

* * *

Le lendemain, Zola se leva pleine d’énergie et bavardait joyeusement entre deux bouchées de son petit-déjeuner.

—  As-tu vu que mon bras va mieux ?

Surprise, Arielle constata que l’ulcère avait régressé.

— As-tu mangé beaucoup de viande hier ?

— Quoi ? Je croyais que c’était interdit de tuer des animaux.

Arielle se maudit en silence, elle avait trop parlé et maintenant elle allait devoir expliquer à sa fille la coutume du don !

— C’est le cas. Mais toute personne peut offrir sa chair à quelqu’un après sa mort.

— Les tranches fines, c’était Deidre ? demanda Zola, troublée.

— Oui. Et tu lui as rendu hommage, c’était son souhait.

— C’est trop bizarre.

— Rappelle-toi que la notion du choix change tout. Un animal est exploité tandis que notre coutume repose sur le volontariat. Elle évite le gaspillage et nous permet de communier une dernière fois avec le défunt.

— Ça m’a fait du bien en tout cas, commenta Zola

Une idée germa dans l’esprit d’Arielle.

* * *

Quelques semaines plus tard, à l’issue de la séance du conseil, alors qu’Edrulak s’apprêtait à partir, Yul vint lui parler.

— En tant que responsable de la communauté, j’assiste à beaucoup d’enterrements.

Edrulak acquiesça en se demandant s’il allait lui déléguer cette mission.

— Je n’arrête pas de croiser ta femme et ta fille. Elles devraient se montrer plus prudentes, car lors des obsèques de Jacinthe Grabourg, la petite dévalisait le buffet avec l’assentiment de ton épouse. La famille était gênée.

— Merci de m’avoir averti, articula Edrulak qui tombait des nues.

— C’est normal. Je sais ce que tu traverses et je compatis, mais je dois veiller au bien-être et à l’harmonie au sein de notre communauté. J’espère que Zola va aller mieux et si je peux faire quoique ce soit pour vous aider, n’hésite pas à faire appel à moi.

Edrulak, sous le choc, le remercia. Puis, il rentra chez lui d’un pas rapide. Découvrir que le comportement de sa famille avait attiré l’attention d’un membre du conseil le mettait en rage et l’effrayait à la fois. L’image du lézard dansait devant ses yeux.

***

Arielle préparait le repas en attendant le retour de son mari. Edrulak rentra furieux et ordonna à Zola d’aller immédiatement dans sa chambre. Les mots claquèrent et la fillette s’exécuta sans protester. Arille posa un regard interrogateur sur son époux.

— Yul m’a informé que vous écumiez les cérémonies de décès et que Zola avalait des quantités… euh… disproportionnées de viande dans le buffet. Cela fait jaser. En plus, il a ajouté qu’il savait ce qu’on traversait. Comment peut-il être au courant pour le lézard ? Est-ce que toi ou Zola avez raconté cela à quelqu’un ?

Arielle encaissa le coup, la honte la submergea, son comportement ruinait la réputation de son époux.

— Je n’ai rien dit et je ne pense pas que Zola s’en soit vantée.

Arielle inspira profondément pour calmer sa panique avant d’avouer abruptement :

— Notre fille guérit depuis qu’elle mange des protéines animales.

— Quoi ! cria Edrulak en lâchant quelques postillons.

— Nous pouvons aider Zola, affirma Arielle.

— Explique-toi.

Arielle rapporta les propos de sa fille à propos de la rumeur qui circulait au sein de l’orphelinat.

— Au début, je n’y croyais pas, insista-t-elle, puis j’ai constaté que ça la soulage mieux que les autres traitements. Alors nous profitons de tous les dons possibles et, quand il n’y en a pas, je prélève mon sang à l’aide d’une seringue. Je suis désolée, je ne pensais pas que cela allait se remarquer.

Arielle ne s’imaginait pas arrêter et voir la maladie de sa fille empirer à nouveau. Elle pleura en silence.

Edrulak eut besoin de quelques secondes pour encaisser la nouvelle, puis il se calma, et la prit dans ses bras.

— Tu ne peux pas porter un tel fardeau toute seule. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé avant ? reprocha-t-il avec tendresse.

Arielle baissa la tête puis dit d’une petite voix.

— J’avais peur de te mettre en porte-à-faux à cause de ton rôle dans le conseil.

Elle osa soutenir son regard et comme souvent elle se sentit submergée par la beauté de son compagnon : ses yeux azur, ses traits ciselés, son nez droit et ses lèvres pleines qu’il mordillait d’inquiétude.

— Zola doit retourner chez le médecin. Il lui donnera un nouveau traitement, suggéra Edrulak.

— Le docteur ne propose que de la mettre en centre de soin et tu devrais voir comme il parle à notre fille. J’ai le sentiment qu’il hait ses origines et qu’il les lui fait payer. Chaque fois, elle pleure et ensuite je passe des heures à la consoler.

— Je me doutais que tu le détestais ce médecin, mais je n’avais pas compris que c’était à ce point. Je me demande ce que Yul sait. Arielle as-tu parlé à quelqu’un de ta manière de soigner sa maladie ?

— Jamais. Je te le jure.

Les yeux clairs de la jeune femme brillaient d’indignation.

— Je te crois, mais à présent tu ne me caches plus rien. Nous devons rester unis pour aider notre fille.

Arielle acquiesça avec soulagement et elle alla chercher Zola. Son père s’excusa pour son intransigeance et lui promit de faire tout son possible pour qu’elle guérisse. La soirée se déroula dans une ambiance apaisée.

***

 

Une semaine plus tard, Edrulak se leva tôt, heureux de fuir les cauchemars, dans lesquels il avait vu sa fille défigurée par des ulcères sanguinolents qui sentaient la charogne. En sortant de la chambre, il croisa Zola qui revenait des toilettes. Elle avait les yeux encore à moitié fermés et marchait d’un pas lourd de sommeil. Il observa son bras à peine dissimulé par la fine bretelle de la chemise de nuit et constata qu’elle allait mieux. Sa peau cicatrisait. Une bouffée d’optimisme le parcourut. Il décida d’inviter Yul afin de découvrir ce qu’il savait vraiment. Il espérait que cet ancien médecin propose une alternative plus douce que la solution radicale qu’il envisageait.

Le jour de la visite de Yul, Arielle envoya Zola dormir chez des voisins afin qu’ils puissent discuter entre adultes. Elle ordonna à sa fille de ne pas parler du sang qu’elle recevait et encore moins des lézards.

— C’est promis. Je ne suis plus un bébé. Qu’est-ce que vous semblez nerveux, c’est à cause du chef du conseil ?

Edrulak sourit, amusé par sa perspicacité.

— Actuellement, il représente la loi, mais il a aussi été médecin avant de prendre sa retraite. Il nous a proposé son aide, et j’espère qu’il nous indiquera un meilleur traitement que maintenant, car j’ai horreur des aiguilles, ajouta-t-il en plaisantant à moitié.

En effet, à présent Edrulak se laissait prélever régulièrement du sang avec un cathéter. Mais, il quittait la pièce dès que le flacon était rempli, car il ne supportait pas de voir ni d’entendre sa fille en boire le contenu.

Zola s’en alla et Arielle confia le fond de sa pensée à son époux.

— Réponds-tu de Yul ? Il pourrait nous dénoncer.

— Il savait pour les enterrements et c’est à moi qu’il a parlé, pas au conseil. Il a proposé de nous aider, et j’aimerais qu’il confirme que nous avons pris la bonne décision.

— Es-tu vraiment disposé à renoncer à notre mode de vie ? demanda Arielle.

— J’espère qu’il existe une meilleure solution, mais s’il n’y en a pas, je pense que nous devrons nous y résoudre. Nous ne tiendrons pas longtemps comme cela.

— Pourquoi ne pas acheter de la viande en contrebande ou nous mettre à chasser ?

— Nous en avons déjà parlé. Je veux bien renoncer à certaines de nos croyances, mais je refuse de commettre de tels actes, c’est beaucoup trop dangereux. Si on se fait condamner, qui veillera sur Zola ? Elle ne supporterait pas d’être abandonnée une seconde fois.

Il réfléchit un instant avant de s’adresser à sa femme.

— As-tu des doutes ?

Arielle sursauta comme s’il l’avait frappée et se défendit d’une voix brusque.

— Non. Absolument pas.

Leur invité toqua à la porte. Arielle alla ouvrir et le conduisit dans le salon, tandis qu’Edrulak apporta le vin et un mélange de noix. La conversation débuta par des banalités, puis Yul entra dans le vif du sujet :

— Je connais la maladie de Zola. Il s’agit d’une sorte de porphyrie, mon enfant en souffrait aussi.

Arielle s’assit, sonnée. Elle se rappela que la rumeur disait que Yul avait perdu son épouse et son fils.

— Il est resté plusieurs mois en centre de soins, et…

Yul accablé par la tristesse laissa sa phrase en suspens. Arielle retint un sanglot.

— Comment pouvons-nous aider notre enfant ? demanda Edrulak

— Elle  se porte mieux, n’est-ce pas ? Je suppose que vous lui donnez votre sang, car je ne vous ai plus revues aux enterrements.

— Est-ce que tu vas…

Commença Edrulak d’une voix blanche. Yul devina la suite et l’interrompit brutalement.

— Je ne vous dénoncerai pas. J’ai vécu la même situation que vous. À l’époque, je croyais que le spécialiste qui traitait Ed réussirait. Mais…

Yul, ému, prit un instant avant de se remettre à parler.

— La maladie est connue, mais le remède contrevient à nos lois éthiques. Jusqu’où irez-vous pour aider votre fille ? Trafiquer de la viande ? Soudoyer une nourrice pour obtenir du lait maternel ? Certains hommes mélangent leur sperme à d’autres ingrédients pour le faire manger à leurs enfants.

Devant la mine dégoûtée de ses hôtes, Yul se tut et un lourd silence plana. Edrulak dévoila son plan :

— Nous pensons émigrer dans les zones contaminées pour sauver Zola et nous voulons ton avis médical.

Leur ami hocha la tête et son regard s’assombrit encore. Il leur dispensa de précieux conseils avant de prendre congé. Enthousiasmés par la discussion, Edrulak et Arielle ne remarquèrent pas que leur invité semblait avoir perdu toute joie de vivre.

* * *

Un mois plus tard

Yul accompagna Edrulak et sa famille jusqu’au quai de gare quasiment désert. Il les aida à porter les sacs qui contenaient les maigres objets qu’ils emportaient. Arielle sentait son courage vaciller, la dernière fois qu’ils avaient pris ce train c’était pour aller chercher leur fille. Et maintenant, ils retournaient là-bas pour la sauver. Elle se souvenait de la pauvreté et de la saleté, mais ce n’était rien à côté des radiations qui les useraient prématurément. Cependant, Yul avait confirmé que les natifs des zones résistaient mieux. Zola pourrait suivre le régime alimentaire qui la guérirait et c’était le plus important. Arielle craignait de ne pas réussir à s’acclimater. Il lui faudrait apprendre une nouvelle langue, d’autres mœurs. Son moral dégringolait quand elle réalisait qu’elle devrait cuisiner des animaux morts, mais dans ces moments de doutes, elle pensait au bien-être de sa fille. Yul s’était montré très clair. Les besoins en protéines augmenteraient avec la puberté et son état s’aggraverait si elle restait ici.

— Quand arrive le train ? s’impatienta Zola en posant ses sacs à terre.

— Pas avant dix minutes.

Yul sembla gêné. Il regarda autour de lui, puis il fouilla dans sa veste en lin pour en sortir une enveloppe de sa poche intérieure. Il s’adressa à Edrulak :

— Personne, ici, ne sait la vérité à propos de mon passé. Je n’ai pas eu qu’un fils, mais deux. Ed, l’aîné, est décédé dans un centre, et Josh, le cadet, souffrait aussi de porphyrie. Mona, mon épouse, avait pris la même décision que vous, et il y a dix-huit ans presque jour pour jour, ils sont partis seuls, car j’ai refusé de les accompagner.

La voix de Yul se cassa et ses yeux se fixèrent sur ses doigts qui agrippaient la missive. Il inspira et chercha en lui la force de continuer.

— J’ai abandonné les miens et je le regrette à présent. Edrulak, tu possèdes le courage que je n’ai jamais eu. Pour te venir en aide, j’ai retrouvé Mona, mon épouse. Nous nous sommes parlé et elle se porte bien, malgré les rayons. Mon cadet est guéri et a fondé une famille. Je suis grand-père, mais je n’aurai pas la chance de connaître mon petit-fils. Josh me déteste tellement qu’il refuse tout contact.

Yul serra les poings de rage et froissa involontairement l’enveloppe. Edrulak lui posa la main sur l’épaule et son ami le fixa dans les yeux avant de s’exprimer d’un ton empreint de gravité.

— J’ai parlé de vous à Mona. Avec Josh, ils viendront vous chercher à la gare et vous hébergeront les premiers temps. J’aimerais que tu remettes cette lettre à mon fils, il acceptera peut-être de la lire et de me pardonner un peu. Je m’en veux tellement de l’avoir abandonné et je rêve d’avoir la chance de le revoir.

Il tendit l’enveloppe à Edrulak qui la glissa avec précautions dans la poche intérieure de sa veste. Il lui promit solennellement d’essayer de faciliter leur réconciliation et le remercia chaleureusement pour l’aide apportée.

— Et toi ? demanda Arielle, émue.

— Si les choses s’arrangent, je vous rejoindrai, mais je ne pourrai pas rester indéfiniment. Je ne survivrais pas là-bas, contrairement à vous qui êtes une famille forte et unie. Je vous souhaite de réussir.

Le sifflement de la locomotive ponctua son dernier mot et le train entra en gare. Arielle, Zola et Edrulak hissèrent leurs affaires dans le wagon et s’installèrent à une place libre. Ils se pressèrent contre la vitre pour dire au revoir à leur ami, mais il était déjà parti. Le train s’ébranla et ils sourirent, car pour eux une nouvelle vie pleine de promesses et de défis commençait.

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