Attraction

Cette nouvelle a été créée il y a quelques années. Le point de départ de l’histoire était une photo avec des objets que j’ai placé dans le texte. Ce genre de contrainte est souvent utilisé pour guider l’inspiration.

Dévouvrez l’enregistrement live de la lecture de cette nouvelle.

Genève, le 6 juin 2015 – 23 heures
Dans le quartier résidentiel de Champel une demeure de la fin du dix-neuvième siècle détonne. À travers les grilles rouillées qui encerclent le parc à l’abandon on peut entrevoir les graffitis qui dénaturent la majestueuse façade, rendant l’endroit lugubre.

Pourtant, ce soir, de la lumière brille aux fenêtres et la musique résonne dans l’immense salon renaissance, aux boiseries très abîmées, où les squatters boivent et refont le monde. Seul Zack, un jeune homme brun et constamment vêtu de noir, ne participe pas aux conversations. Il est monté au deuxième étage, sans prêter attention à la rampe cassée de l’escalier et s’est assis en tailleur sur le sol crasseux, fixant, sans ciller, un mur borgne au papier peint moisi. Zack essaye de faire traverser son esprit de l’autre côté de la paroi où il a le sentiment que quelque chose l’appelle. Soudain, une main lui touche l’épaule, le faisant sursauter. Une voix féminine le sort de sa torpeur : « Eh ! Ça va ? » C’est Manon. Zack se retourne, elle parait inquiète et l’examine de ses grands yeux verts.

̶ Tu as recommencé ! dit la jeune femme.
̶ Euh… J’ai pas pu résister.
Zack se relève avec difficulté en s’appuyant sur Manon.
̶ Pourquoi tu viens ici, lors de tes crises ?
̶ Je ne fais pas de crises ! Il y a un truc derrière ce mur, j’en suis sûr !
Zack est surpris par le ton péremptoire qu’il utilise, il ne sait pas si c’est l’effet du corps de la belle Manon si près de lui ou sa gêne d’avoir perdu le contrôle de lui-même.
̶ Bien sûr, ajoute-t-elle d’un ton peu convaincu. Allons rejoindre les autres !
En bas, dans la salle commune, une vaste pièce aux murs tagués, une vingtaine de jeunes sont vautrés sur des sièges dépareillés. Les tables sont envahies de canettes vides et de cendriers pleins.
Manon et Zack rejoignent Damien, un grand costaud qui arbore un look hybride entre le punk et le fan de métal, et Jérémy, un gothique.
̶ Il était au deuxième, annonce Manon d’une voix blanche.
̶ Encore ! dit Jérémy, atterré.
̶ J’y peux rien, répond Zack sur la défensive.
̶ Ouais ben résiste ! Ça fait au moins cinq fois qu’on vient te récupérer là-haut. Si tu continues, tu vas finir à l’asile, ricane Damien en prenant une gorgée de bière.
̶ Tu devrais peut-être te calmer sur le shit, suggère Jérémy.
̶ Foutez-moi la paix !
Zack a horreur d’être pris à parti, il préfère s’esquiver chez sa mère qui, au moins, ne s’occupera pas de lui. Il s’en va, abandonnant ses amis.

* * *

9 juin 2015 – 19 heures
Il fait beau, Manon et Jérémy sont installés avec d’autres squatters sur la terrasse mal entretenue. Damien s’est improvisé DJ et se la joue derrière ses platines.
Soudain des coups sourds retentissent dans la maison. Tous se regardent sidérés se demandant ce qui se passe. Manon et Jérémy sont les premiers à réagir, ils se lèvent et se précipitent à l’intérieur. Les chocs violents font trembler les lustres et proviennent du haut. Prudemment, ils débouchent sur le palier du deuxième étage et, stupéfaits, ils découvrent Zack armé d’une masse qui est en train de démolir le mur du fond. Manon hurle, Jérémy s’approche rejoint par Damien qui, pour une fois, n’a pas lancé de vanne.

Zack, déterminé, cogne de plus en plus fort contre la paroi qui se fissure.
̶ Arrête ! crie Damien.
Zack, imperturbable, poursuit son travail de destruction. Quelques jeunes viennent pour le maîtriser. Damien leur fait signe d’attendre, il s’avance et pose délicatement sa main sur le bras de Zack qui tressaille, se dégage, soulève sa masse et frappe à nouveau. Cette fois l’outil n’a pas seulement entamé la brique, il a fait un trou et, à travers, ils peuvent discerner un parquet. Zack pousse les gravats du pied, essuie son front en sueur, puis interpelle Damien d’une manière triomphante qui ne lui ressemble pas : « Tu vois, je le savais, il y a quelque chose ! »

Tous sont abasourdis. Damien, le leader naturel du groupe, dirige la suite des opérations :
̶ Bon, maintenant que Super Zack nous a révélé un mystère, on va y aller. On agrandi la brèche et go !
Immédiatement Jérémy, qui est de nature serviable, se met au travail tandis que des murmures excités parcourent l’assemblée. Qu’y a-t-il derrière ? Un passage secret ? Un trésor ? Trop cool !
Zack est contrarié d’être le centre de l’attention, il se détourne en se rongeant les ongles tellement il est impatient de découvrir cet endroit, qu’il a tant cherché.
L’ouverture est maintenant assez grande, Jérémy, essoufflé, jette un œil à l’intérieur ; comme il fait trop sombre il va chercher une torche puissante qu’il donne à Zack. Tous se ruent pour observer, le faisceau dévoile un corridor avec du lambris sur le tiers inférieur des murs et, au-dessus, une vieille tapisserie. Sur le côté gauche, ils voient une porte en bois foncé qui semble entrouverte.
Zack s’apprête à traverser, Damien l’arrête et insiste pour constituer un groupe d’éclaireurs, car tout le monde ne peut pas y aller en même temps et il faut quand même s’assurer qu’il n’y ait pas de danger. Zack acquiesce à contrecœur, mais exige d’en faire partie. Manon sourit, contente de le voir s’affirmer davantage. Elle rejoint la bande dont Damien s’auto-proclame le troisième et dernier membre. Ils pénètrent, en file indienne, observés par les autres qui devront attendre leur retour tout en restant prêt à les secourir.

À peine sont-ils entrés qu’une forte odeur de renfermé les incommode, Zack grimace et commence à explorer les lieux.

Le couloir est vide hormis la porte que Zack ouvre délicatement et qui émet un grincement sinistre. Le bruit effraye Manon, la faisant se coller contre Zack. Ce lieu lui rappelle les histoires de maisons hantées que lui racontait sa mère, une irlandaise très mystique et férue de légendes. Damien, qui clôture la marche, lâche un petit rire mi-anxieux, mi-railleur. Zack entre dans la pièce en soupente dont l’unique fenêtre est murée et bute sur un cadre jeté par terre. Derrière le verre brisé figure le portrait d’un couple tout droit sorti du début du vingtième siècle. Zack scrute chaque détail de la photo : le papier, un peu passé et piqué de petites taches brunes, révèle une jeune femme très belle qui semble dominée par son imposant mari qui la tient de manière protectrice. Damien râle pour que Zack éclaire la chambre, ce qu’il s’empresse de faire. Ils constatent qu’il n’y a que le cadre, de l’épaisse poussière et une corde posée sur une substance noirâtre qui macule le plancher.

̶ Il s’est passé quoi ici, bordel ! demande Damien.
̶ Je ne sais pas, murmure Zack.

Il se trouve au bord de l’asphyxie et ça n’a aucun rapport avec l’air vicié qu’il respire. Une odeur métallique le prend à la gorge, des picotements de plus en plus violents parcourent ses membres, ses doigts s’engourdissent. Zack voudrait parler, mais il ne peut pas, sa langue est collée à son palais, ses jambes se dérobent, il s’évanouit.
Damien pousse un juron et s’élance pour retenir Zack qui reprend connaissance. Manon et Damien le soutiennent et le font sortir sous les regards médusés des autres, puis ils descendent précautionneusement au premier étage où ils l’allongent sur un lit.

Manon veille sur Zack jusqu’à ce qu’il s’endorme. Il est couché, les douleurs s’estompent. Il se sent très fatigué et confus, mais il lutte afin d’admirer encore Manon. Ses longs cheveux sont retenus en un chignon lâche dont des mèches s’échappent encadrant son visage parsemé de taches de rousseur. Zack aimerait qu’elle l’embrasse, qu’elle le réconforte. Il se sermonne, elle est trop bien pour lui. La fatigue finit par l’emporter et il s’endort.
Quand Manon revient, la discussion est vive et chacun y va de sa théorie pour expliquer le mystère de la pièce cachée. Manon propose :
̶ Je vais appeler ma sœur, c’est une super géobiologue. Elle pourra nous aider.

* * *

10 juin 2015, 14 heures

Le cabriolet rouge vif de Noémie s’arrête devant la bâtisse. Manon l’accueille et la présente à Damien et Jérémy, qui sympathisent tout de suite avec elle et se battent presque pour monter son matériel. Zack participe tout en restant légèrement en retrait. Noémie entre dans la chambre secrète, allume plusieurs bougies, arpente le site avec une boussole puis invite Zack à la rejoindre.

̶ Comment as-tu deviné, Zack ?
̶ Je ne sais pas, j’étais attiré par ce couloir, répond-il d’un ton maussade.
̶ Je ressens des énergies bizarres, explique Noémie d’une voix grave. Je vais commencer mon travail et j’en saurai certainement plus après.
̶ Je te laisse faire, dit Zack en ressortant prestement, encore angoissé par son malaise de la veille.

Noémie débute sa séance avec un pendule et parcourt méthodiquement l’endroit en s’arrêtant de temps à autre pour marquer le sol avec une craie. Ensuite, elle relie ses repères en dessinant des figures très élaborées sur lesquelles elle dispose des herbes. Puis, elle s’empare d’une fiole d’eau bénite et projette des gouttes tout en murmurant des formules magiques. L’ensemble du cérémonial dure une heure, puis Noémie rejoint le groupe avec un sourire triomphant.

̶ Les lieux sont purifiés, dit-elle en ménageant ses effets. Les vibrations étaient mauvaises, je pressens que quelqu’un a fait murer cet endroit à cause du mal qui en émanait.
Elle regarde son auditoire, suspendu à ses lèvres, et continue avec emphase.
̶ À présent, tout est calme, le rituel druidique que j’ai opéré a rompu le sortilège. Il faut laisser les bougies s’éteindre d’elles-mêmes et les plantes sécher sept jours. Après, vous pourrez nettoyer, ouvrir et utiliser cette pièce.
Damien et Jérémy la remercient chaleureusement. Zack, dubitatif, se tait, il a l’intuition qu’il n’y avait déjà plus rien de malfaisant quand Noémie est arrivée, mais il n’ose pas la contredire.
Les sœurs rangent leurs affaires puis boivent un verre avec les garçons. Damien et Jérémy sont curieux et demandent à Noémie de leur parler d’autres maisons qu’elle a purifiées. Celle-ci leur conte quelques anecdotes, puis les deux filles s’en vont.
Une fois dans la voiture, Manon s’extasie :
̶ Bravo Noémie, tu as été géniale ! Tu crois que ça va aider Zack ?
̶ Les rituels ont dû fonctionner, je pense que l’harmonie va revenir.
̶ Tu n’en es pas sûre ?
̶ Je connais les formules, mais je ne suis pas aussi douée que maman, réplique Noémie mélancolique.
̶ Elle me manque tant.
En voyant la tristesse sur le visage de Manon, elle change de sujet et poursuit d’un ton enjoué.
̶ Je comprends pourquoi tu craques pour Zack, il est mignon dans le style voyou au visage d’ange, j’espère qu’il va enfin te draguer.

* * *

Zack lorgne la voiture qui démarre et se retient de faire un signe à Manon. Elle est si différente de sa sœur, tellement moins artificielle. Des images romantiques lui viennent en tête, il est surpris, c’est nouveau. Il part, laissant Damien et Jérémy à leur euphorie d’avoir assisté à une « aventure extraordinaire ». Perdu dans ses pensées, il coupe par le parc en friche et manque se tordre la cheville sur une pierre tombale, dissimulée par la végétation. Étonné, Zack s’accroupit, dégage la pierre et découvre l’inscription : Marie, 1892-1916. En lisant ces mots, Zack sent une vague de désespoir l’envahir, les larmes ruissellent sur ses joues. Il en est certain, c’est la femme du portrait. Des bribes de souvenirs lui parviennent, mais ce ne sont pas les siens. Il s’agirait de ceux d’un certain Marcel, pourtant il a le sentiment qu’ils sont bien réels.

Elle était… sa maîtresse ! Ils s’aimaient clandestinement, il voulait l’emmener, loin, afin de vivre leur passion au grand jour… Il n’en a pas eu le temps… Le mari les a surpris alors qu’ils se trouvaient dans leur nid d’amour… Marie s’était redressée, en criant… Le cocu avait dégainé son pistolet et lui avait tiré dessus… Elle était tombée sur Marcel, le couvrant de son sang… Sa blessure était trop grave… Il lui tenait la main quand elle est morte… Un coup de crosse l’avait assommé… Il s’était réveillé, ligoté, face au corps de Marie. L’époux, devenu fou, l’avait assise dans un angle de la pièce avec, sur les genoux, un cadre qui contenait leur photo de mariage… Il avait réservé à Marcel un sort peu enviable et l’avait longuement torturé avant de le démembrer à vif devant la dépouille, profanée, de sa belle.

Les visions insoutenables provoquent une extrême douleur chez Zack qui se cache les yeux, mais il ne peut échapper à l’image du dément emportant le cadavre de Marie puis revenant se débarrasser des restes de Marcel. Finalement, il n’avait laissé que la corde, le portrait et les éclaboussures de sang avant de murer les lieux du drame emprisonnant, sans le savoir, l’âme de Marcel durant plus d’un siècle.
Soudain tout s’arrête Zack ne ressent plus ni souvenirs, ni souffrance, ni présence en lui. Du coin de l’œil, il perçoit un mouvement et croit détecter quelque chose qui ressemble à une ombre qui s’infiltre dans la tombe de Marie. Il se fige ébahi, cherchant à comprendre ce qui se passe. Ses certitudes sur la vie et la mort sont ébranlées, son père décédé lui paraît désormais plus proche.

Les heures défilent, le soleil se couche. Zack en pleine introspection ne bouge pas. Il se reconstruit. L’indifférence de sa mère, la piètre estime qu’il a de lui-même et ses doutes perpétuels lui semblent à présent insignifiants. Zack se voit comme une chenille qui devient papillon. Une nouvelle énergie l’étreint, il doit VIVRE ! Il se lève, brusquement, bourré d’une détermination nouvelle et s’en va d’un pas alerte.
Il va appeler Manon, se lancer, il l’aime et va tout faire pour la conquérir.

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